— Si vous vous en allez, dit Ernest résolument, je m’en vais aussi. Hein ! vous autres, on se met en grève pour M. Dalphon ?
Mais ses camarades restaient irrésolus, les yeux baissés, regardant en dessous la figure irritée du patron.
— Tas de ganaches ! fit Ernest d’un ton dédaigneux. Les canards ont au moins l’instinct de marcher à la queue-leu-leu, mais vous, vous ne savez pas même suivre vos chefs !
— J’ai dix-neuf ans ; tous les garçons de mon âge ont un état ; il est temps que je gagne ma vie.
— Ouais ! mon garçon, c’est là ton petit plan ? Et quand le bon papa t’aura montré tout ce qu’il sait, tu donneras un coup de pied à la vieille maison et on ne te reverra plus. Ah ! ah ! tu aimerais bien ça, hein ?
Une sorte d’irritation trouble lui montait à la tête. La de-mande de Luc, quoique juste et raisonnable, lui semblait une rébellion. Il était fort commode de garder à la maison ce grand garçon vigoureux ; avec lui les travaux de la petite ferme n’étaient jamais en souffrance, et plus d’une fois, Louis Aufranc s’était félicité d’avoir si admirablement dirigé l’éducation de son fils.
« Ce n’est pas lui qui ira courir le monde, disait-il à ses amis avec sa vantardise facile ; j’ai su lui mettre un fil à la patte. »
Luc Aufranc remontait le sentier couvert dont les lacets s’enfoncent dans la gorge du Doubs, un joli sentier frais, éclairé d’une lumière discrète que tamisait la ramée. Au bord du chemin, l’orobe à la tige svelte faisait briller ses riches teintes de pourpre et d’indigo ; la corydale aux fleurs brunes répandait dans l’air un vague parfum. Çà et là des sources vives, jaillissant sous la mousse, traversaient le sentier, faisaient reluire les cailloux blancs et couraient avec un joyeux gazouillis se cacher sous les fougères de l’autre pente.
Vous voyez, vos ressources vous laissent un franc par mois d’argent de poche, et encore, vous devriez le déposer à la caisse de réserve. Félicitez-vous, vous n’avez pas le moyen de faire des bêtises.
Il faut de la patience avec les hommes, pensait-elle. Voilà vingt-cinq ans que j’en dépense avec mon mari, et je ne suis pas au bout de ma provision.