« Apprenez-moi ce que veut dire ce bronze figuré en parties honteuses qui pendent à la ceinture de cet homme ».
J’en avais bien vu quantité à la cour du temps que je vivais en cage, mais parce que j’étais quasi toujours environné des filles de la Reine, j’appréhendais de violer le respect qui se doit à leur sexe et à leur condition, si j’eusse en leur présence attiré l’entretien d’une matière si grasse.
« Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates pour rougir à la vue de celui qui les a forgés ; et les vierges n’ont pas honte d’aimer sur nous, en mémoire de leur mère nature, la seule chose qui porte son nom. Sachez donc que l’écharpe dont cet homme est honoré, où pend pour médaille la figure d’un membre viril, est le symbole du gentilhomme et la marque qui distingue le noble d’avec le roturier. »
J’avoue que ce paradoxe me sembla si extravagant que je ne puis m’empêcher d’en rire.
« Cette coutume me semble bien extraordinaire, dis-je à mon hôte, car en notre monde la marque de la noblesse est de porter l’épée ».
Mais lui sans s’émouvoir :
« Ô mon petit homme ! s’écria-t-il, que les grands de votre monde sont enragés de faire parade d’un instrument qui désigne un bourreau, qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit ; et de cacher, au contraire, un membre sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque animal, et le réparateur infatigable des faiblesses de la nature ! malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables. Cependant, vous appelez ce membre-là les parties honteuses, comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter ! »
Lorsque j'ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention de faire des livres*, je ne m'étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédaient plus de connaissance à seize et dix-huit ans que les barbes grises du nôtre ; car, sachant lire aussitôt que parler, ils ne sont jamais sans lecture ; à la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture, une trentaine de ces livres dont ils n'ont qu'à bander un ressort pour en ouïr un chapitre seulement, ou bien plusieurs, s'ils sont en humeur d'écouter tout un livre : ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les grands hommes et morts et vivants qui vous entretiennent de vive voix.
* NDL : Anticipation des livres audio
Mais, environ ce temps-là, comme déjà la douleur d'une amère tristesse commençait à me serrer le cœur, et désordonner ce juste accord qui fait la vie, j'entendis une voix laquelle m'avertissait de saisir la perche qu'on me présentait.
"En jouant, en écrivant Molière & Cie" paru aux Editions du Seuil
« le quatre centième anniversaire de la naissance de Molière a donné lieu à quantité de publications, de représentations, de manifestations diverses pendant un an. J'ai rédigé des préfaces et des notes personnelles, répondu à des journalistes, joué Orgon dans Tartuffe et repris deux mises en scène des Fourberies de Scapin et du Bourgeois gentilhomme. J'appartiens à la Comédie-Française dont Molière est le saint patron, l'emblème et l'apanage. Ma fréquentation de l'oeuvre s'est finalement à peine intensifiée cette année-là en regard des années précédentes, mais la publicité générale que produit une commémoration m'a fait réfléchir, a suscité des questions dont ce livre est le résultat, la collection, le prolongement. Il est fait aussi et surtout du goût, de l'appétit, du besoin presque buccal que j'ai de Molière. »
Denis Podalydès
Denis Podalydès est sociétaire de la Comédie- Française depuis 2000. Il a mis en scène une quinzaine de pièces, parmi lesquelles "Cyrano de Bergerac" (cinq Molières en 2007, dont celui de metteur en scène). Également acteur au cinéma, il lit et enregistre régulièrement des oeuvres littéraires : Proust, Céline, Diderot, Jack London (Grand Prix du livre audio La Plume de Paon pour "Martin Eden" en 2020). Il est l'auteur de "Scènes de la vie d'acteur" (Seuil, 2006), "Voix off" (Mercure de France, Prix Femina essai 2008), "La Peur Matamore" (Seuil/Archimbaud, 2010) et de l'Album Shakespeare (La Pléiade, 2016).
Rencontre animée par Simon Daireaux
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