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EAN : 9782020289344
196 pages
Seuil (20/04/1996)
5/5   1 notes
Résumé :
Exercices topiques


Ce livre propose une suite d'exercices que l'on qualifiera de « topiques » dès lors qu'ils portent sur quelques-uns des lieux, pour une part imaginaires ou symboliques, dont la pensée occidentale aura été appelée à user ou qu'elle a investis pour se constituer comme telle et pour y trouver ses marques (les marques qui sont celles du «sujet», lui-même occidental) : la ville; le labyrinthe; le musée (en tant qu'il s' ouvre à l... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
La ville Narcisse

Du récit homérique à l'âge classique, en passant par le Moyen Age et les récits médiévaux de fondation de cités imaginaires, chaque ère a imprimé dans la psyché collective un visage singulier de la ville. Des noms de Babylone, Rome, Athènes, Paris, St Pétersbourg, Berlin, émane une foule de connotations, pour ne pas dire de clichés, chacun profondément ancré (encré, pour ainsi dire), dans l'époque qui a vu s'élever, prospérer, décliner telle métropole, puis une autre. L'observation de la ville, d'après le schéma éculé d'une narration façon « grandeur et décadence » ou chant du cygne des vieilles pierres, peut sembler bien rébarbative aux lecteurs peu sensibles à la nostalgie romantique. L'écriture sur la ville est partiellement mais péniblement entachée par une sempiternelle oscillation entre le registre de l'utopie loufoque et celui des lamentations insignifiantes, car trop éloignées de la sensibilité contemporaine.

Néanmoins, depuis que se sont étalées et dupliquées sans cesse les chroniques photographiques urbaines d'artistes tels que Walker Evans ou Berenice Abbott, véritables icônes du siècle passé, les choses ont bien changé. Combien de critiques ont-elles rebattu les mirettes des lecteurs avec le poncif de la « ville -personnage-principal » ? Combien se vend-il, chaque jour, de reproductions sérigraphiées de vues de gratte-ciels, qui ornent appartements chics et salons-témoins de boutique d'ameublement bon marché ? S'interroge-t-on suffisamment sur ce que signifient pour nous ces enchevêtrements d'acier, de titane et de béton ? N'existe-t-il pas une part en nous d'irrémédiablement architecturé, c'est à dire, de lié par nature à l'architecture et à ses modes d'organisation ? L'architecture, en effet, est étymologiquement la fusion du maître et de l'ouvrier, et il serait bon que l'on se demande- tant la dimension de la ville peut se faire tour à tour écrasante, accablante, ou bien excitante, étourdissante- laquelle de ces dimensions prévaut dans l'expérience quotidienne que nous en faisons.

Une personne soucieuse de comprendre la vie moderne (et surtout, contemporaine) ne peut tout bonnement pas bouder les textes tels que Skyline, qui déchiffre le sens du monde architecturé de notre époque, cette archi-tecture, qui influence pour une si large part la manière dont nous vivons et établissons un rapport individuel et collectif au monde, en canalisant nos activités quotidiennes selon certains vecteurs, certaines directions et traits, certaines répétitions et rythmes imprimés sur chaque citadin - éphémère ou indigène. Ce livre identifie et reconstitue le sens de traits saillants de la ville, partant du monde physique et déployant l'analyse vers le champ du symbolique.

Hubert Damisch, en présentant son livre comme une « suite d'exercices topiques », radiographie neuf passages obligés de l'existence urbaine. La fenêtre, le labyrinthe, le musée, le jardin, la mégalopole, sont autant de lieux qui se donnent à voir d'une manière particulière, et, c'est sa thèse la plus fondamentale, « à fonctionner au titre de scènes ». Tous ces motifs sont réunis par la métaphore fondatrice de la skyline, élément visuel inédit dans l'histoire de l'humanité, immédiatement issue de l'industrialisation et de la massification des us et coutumes. Cette ligne d'horizon, son profil, se sont aussi bien déployés au fil des villes que dans notre espace mental, faisant s'épanouir sur son passage une arborescence de phénomènes psychologiques, représentations et nouveaux symboles radicalement inédits et constitutifs de l'absolue singularité de notre usage du monde.

Rome, Athènes, Alexandrie, Persépolis imposèrent, du temps de leur gloire, leur modus videndi ou « régime du voir » à leurs inféodés. Au vingt-et-unième siècle, cette prérogative est le privilège de l'Amérique, que ce soit en bonne ou en mauvaise part. Point de convergence de tous les espoirs, anticipations et détestations, voire du cauchemar hypermoderne, les Etats-Unis ont le monopole de la rétine. C'est ainsi. Skyline est écrit en toute connaissance de cause, et nous dévoile méthodiquement les tenants et les aboutissants de cette domination de l'imaginaire, conçue finalement comme une continuité– sans procès ni condamnation. Dans ses termes, Damisch écrit que l'Europe tente de résoudre, à travers la scène américaine, « l'énigme de son propre destin ».

Notons au passage que Damisch est un habitué (voire, un obsédé !) de la métaphore analytique, qui avait utilisé le nuage comme prisme théorique pour écrire une histoire de la peinture. Cette méthode, aux nombreux mérites, a en particulier celui d'insuffler un je-ne-sais quoi de poétique à des écrits qui paraîtraient peut-être sans cela désertiquement académiques. La skyline est à la fois cette silhouette identitaire et cet horizon poreux, elle sert à l'auteur de fil rouge pour élucider le sens de chaque lieu urbain qu'il examine. "Théorie du nuage", « Le messager des îles »,"ville Narcisse": qui peut lui contester le don si rare du titre?

Skyline, en éveillant le lecteur à la symbolique de la ville moderne, à son vertige et à sa mythologie toute contemporaine, révèle l'archi-texture de nos vies, la matière même dont est constituée notre sensibilité d'humains post-industriels, usagers des transports, passants des avenues bétonnées, plus jamais perdus grâce à nos GPS, salariés, flâneurs des parcs un mardi midi. Sous-titré « la ville Narcisse », le texte confirme bien que c'est de nous dont il parle, en définitive. A travers ce monde construit, c'est nous que nous contemplons, non dans l'onde d'une source comme le malheureux personnage éponyme, mais dans la surface métallique de nos géantes tours.

La skyline constitue également, de manière positive, un horizon esthétique pour notre temps. Damisch écrit : que la ville est ce lieu sur lequel l'humanité "a projeté et continue de projeter les rêves, les désirs, les espoirs » , ou bien encore, « un de ces lieux [investis par la pensée occidentale] pour se constituer comme telle et pour y trouver ses marques (les marques qui sont celles du « sujet, lui-même occidental) : la ville ; le labyrinthe […] Autant de lieux qui se prêtent à fonctionner au titre de scènes, de celle de l'histoire à celle du rêve, et de la scène de l'écriture telle qu'elle trouve à se déployer sur les murs de la ville." En ce sens, Damisch suggère également que dans le minuscule carré de verdure qu'est la littérature sur la ville, reléguée au dernier rang - si ce n'est à la périphérie- dans les réflexions qui président aux prises de décisions cruciales quant au développement de cette dernière, peut apparaître l'ébauche de formes radicalement nouvelles, se constituant peu à peu en un projet poétique réellement neuf et exaltant. C'est un appel à renouveler l'émerveillement causé face à l'irruption de la nouveauté désirable, singulière, pertinente, et possiblement une forme de résistance symbolique à la standardisation des paysages urbains.

Ce livre, d'une élégance analytique et stylistique à se damner, subtil mélange d'érudition et de poésie, procure généreusement le plaisir complexe des lectures exigeantes, fait d'instants d'épiphanie comme de renoncement, voire, parfois, d'un rien de lassitude. C'est indéniablement une lecture ardue- voire savante ! Néanmoins, le jeu en vaut la chandelle, puisqu'il est, de l'aveu de l'auteur même, un outil de mise à l'épreuve de votre quotidien. Après cette lecture, il est probable que vous demandiez bien plus aux villes que vous visiterez, qu'elles vous paraissent moins « données », « offertes », et donc, bien plus engageantes et intéressantes. On leur demandera de dire ce qu'elles ont fait à notre oeil intérieur. On verra sans doute planer sur elles ou se détacher de ses bâtiments l'ombre de la skyline.
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Citations et extraits (4) Ajouter une citation
Le mythe, le "rêve", sinon le "cauchemar" américain, se présente ainsi sous des espèces multiples et souvent contradictoires, dans lesquelles l'archaïsme le dispute- le paradoxe est aujourd'hui plus évident que jamais, au point d'atteindre à la caricature, parfois tragique- au modernisme
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La scène américaine, l'Amérique comme scène, c'est aussi cela : une scène dans sa dimension non seulement onirique, mais utopique, sur laquelle les structures ne sont pas en nombre fini et qui semble en détenir toujours d'inédites en réserve, au point qu'il apparaisse concevable, au moins en théorie, de faire de l'histoire avec de la structure.
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Sur la scène de la vie future, chacun est tout à la fois acteur et spectateur, spectateur et acteur, en attendant sa naturalisation, au sens moins institutionnel qu'évolutif, sinon taxidermique, du terme. Mais cette attente, à son tour, participe de la structure d'une scène, qui la conditionne en fait de part en part.
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Sur la scène de la vie future, chacun est tout à la fois acteur et spectateur, spectateur et acteur, en attendant sa naturalisation, au sens moins institutionnel qu'évolutif, sinon taxidermique, du terme. Mais cette attente, à son tour, participe de la structure d'une scène qui la conditionne en fait de part en part.
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