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Critique de Charybde2


Dans une boîte à chaussures de la taille de l'Île-de-France, cernée de déserts et d'accidents physico-climatiques, un microcosme social, économique et politique – le nôtre ou presque – se débat et fait semblant. Une formidable expérience de pensée et de langage, à lire d'urgence.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/05/10/note-de-lecture-mecaniques-sauvages-daylon/

Depuis ses cinq nouvelles de 2009 (parmi lesquelles la superbe « Penchés sur le berceau des géants », dans l'anthologie « Retour sur l'horizon » de Serge Lehman), Daylon s'était surtout consacré au graphisme et à l'illustration – et à des activités professionnelles résolument extra-littéraires, d'après la rumeur. Ce « Mécaniques sauvages », roman publié en avril 2021, inaugure avec trois autres titres la collection indépendante Courant Alternatif, au sein des éditions Moutons électriques.

La réussite de ces 230 pages est, pesons à nouveau nos mots, presque tonitruante, tant elle parvient à associer intimement la substance même de l'expérience de pensée socio-politique science-fictive et la puissance méticuleuse d'une écriture extrêmement travaillée, qui en décuple la puissance et la capacité à jouer.

Assez loin somme toute du seul vertige collapsologue – mais en en utilisant certains mèmes et certaines bribes de contexte spécifique -, en incluant un joli clin d'oeil au Cédric Klapisch de « Peut-être » et à son Paris ensablé, comme une belle insertion des imaginaires du désert célébrés ailleurs par Raymond Depardon, Daylon construit ici avec minutie, mais sans perdre un instant son rythme nettement enlevé, une miniature presque simulationniste (au sens du Daniel F. Galouye de « Simulacron 3 ») qui condenserait physiquement, en un espace restreint avec ruse, les effets de sidération, d'accoutumance, de cynisme et d'illusion face au désastre annoncé qu'étudiait d'une tout autre manière le Kim Stanley Robinson de la « Trilogie climatique », de « New York 2140 » et de « The Ministry for the Future » (non encore traduit en français). Confronté à une adversité – quand bien même il déploie de véritables efforts pour essayer de la comprendre, mais sans pouvoir ou sans vouloir ajuster l'ampleur des moyens nécessaires à la taille et à la virulence de la menace -, notre monde occidental démocratique en apparence et consumériste dans les faits, ramené aux dimensions restreintes d'à peine une région-capitale française, poursuit sa route sur son erre, jusqu'au bout, jusque dans les détails des bullshit jobs à poursuive quoi qu'il arrive.

Comme le Jean-Marc Agrati de « le chien a des choses à dire » ou de « L'apocalypse des homards », Daylon sait créer à la perfection la langue capable aussi de rendre compte de l'absurde poésie des tableurs inutiles qu'il faut continuer à colorier proprement, des pénibles nécessités de la formation des juniors, des chicanes entre services, des rivalités entre entreprises et entre administrations, où chacune et chacun fait le job, ou fait semblant, et contribue ainsi, entre autres, comme l'Alain Damasio de la nouvelle « Serf-made man ? ou la créativité discutable de Nolan Peskine » dans « Au bal des actifs », à forger, aux côtés d'une petite poignée d'autrices et d'auteurs, une véritable science-fiction de l'âge des services – et du sursaut nécessaire qui devrait en découler.

Dans cet univers en réduction du faire comme si jusqu'au bout, ce qui fermente et sourd, entre les phénomènes « naturels » et les prédations réflexes d'oligarchies solidifiées se passant désormais de masques, est une révolte d'un quatrième type, s'appropriant silencieusement aussi bien l'imaginaire de la Commune (entre « Paris » et « Versailles », avec désormais le vide de la Défense au milieu) et de la Révolution des Oeillets que celui des « zones » où tout peut arriver, métaphoriquement et physiquement, celles du « Stalker » des frères Strougatski ou du « Annihilation » de Jeff VanderMeer, celles où règnent la lave et l'aberration, curieusement aussi mortelles que libératrices.

Au creux de ces « Mécaniques sauvages », il y a bien un devenir machinique hautement paradoxal, incarné métalliquement et avec ruse dans le personnage central qu'est Monomachine, au nom naturellement hautement révélateur, mais suggéré avec peut-être encore plus de force par un doux travail sur le langage, celui d'une déliquescence insidieuse où les dissonances, les claudications peu à peu observables, entre micro-disparitions de mots et fautes secrètes de conjugaison, les programmations insidieuses, celui où le code qui s'impose dans les cerveaux est aussi risqué que potentiellement salvateur – car il pourrait bien contenir les germes d'une anarchie revisitée et efficace, par exemple. Entre le grand dessein joueur mis en scène par Iain M. Banks dans son cycle de la Culture (et dont on trouverait certaines clés essentielles sur le somptueux bas-côté confié à « Efroyabl Ange1 ») et la pragmatique de la lutte multifonctionnelle héritière du rêve zapatiste, portée en poésie combattante par l'Alain Damasio des « Furtifs » ou détaillée dans ses micro-mouvements par la Sandrine Roudaut des « Déliés » , il y a bien à déchiffrer le vertige de la tentation de l'intelligence artificielle bienveillante, technique ou métaphorique (il faudra alors songer aussi à se délecter du fabuleux monologue de la curiosité machinique obsessionnelle créé par Ian Soliane dans son « Basqu.I.A.t »). Dans l'expérience proposée par Daylon, les androïdes ne rêvent pas de moutons électriques, mais de mythologies et de divinités irascibles ou joueuses – à nos risques et périls, ou pour notre salut.

Pour tout vous dire, à peine refermé ce court roman à haute intensité, j'ai eu immédiatement envie de le relire – et de vous le citer presque intégralement, par ailleurs.

Instantanément, pour moi, ces « Mécaniques sauvages » entrent dans un petit cénacle exclusif, celui d'un laboratoire opérant juste à la frontière productive de la science-fiction et de la littérature dite générale, laboratoire qui est en train, plus ou moins insidieusement, de faire vraiment arriver quelque chose à la littérature et donc potentiellement à nos consciences.

Lucien Raphmaj et son « Capitale songe », Lucie Taïeb et ses « Échappées », Marie Cosnay avec son « Cordélia la Guerre » et son « Épopée », voire luvan avec son « Susto » et Alexander Dickow avec son « Premier souper », et désormais Daylon et ses « Mécaniques sauvages » (plus expérimentés sur ce terrain sans doute, mais me donnant des sensations fort voisines, Catherine Dufour, Pierre Alferi, Léo Henry et Alain Damasio ne se tiennent sans doute pas loin de ce petit territoire hautement magique), en intégrant en extrême profondeur le travail sur l'écriture, sur la langue, sur la poésie du verbe, à celui d'une authentique spéculation sociale et politique, sachant toujours demeurer joueuse, sont en train de nous fournir, si nous les aidons un peu par nos lectures, de formidables armes pour demain.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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