Ces Mensonges Qu on Nous Fait Croire

Un jour, il faudra qu'on consacre un vaste article aux livres de développement personnel évangélique, une entreprise qui tiendrait plus du massacre de masse que du simple assassinat littéraire : en effet, ils pullulent, ces petits ouvrages de 200 pages aérées rédigés par des prédicateurs ricains et leurs faire-valoir féminins pour vous apprendre à rentrer dans la norme, ne pas faire de vagues, voter Bush et souscrire 20€ chaque mois à une association humanitaire de thérapies de conversion. Pour ce qui est d'y trouver un éventuel message émancipateur du Christ, on repassera.
Ces opuscules culpabilisants, il m'est arrivé d'en lire, il m'est même arrivé d'en acheter ou même d'aider à en vendre (on ne choisit pas sa famille, comme le dit le poète, et à peine plus son stage de Troisième). Je serais incapable de vous en citer un qui soit le profil-type, qui remplisse toutes les tares de l'intégrisme protestant, mais j'en ai suffisamment lu (et j'ai suffisamment lu de résumés) pour vous dire à quoi ressemble la bête. le pire spécimen que j'aie découvert est sans doute "Ces mensonges qu'on nous fait croire" de Nancy Leigh DeMoss. J'étais à l'époque un parfait normie, une page blanche, qui un an plus tard se laisserait séduire par les discours de la droite dure fillonniste (Dieu merci, Zemmour n'avait pas encore fondé son parti à l'époque), tout en étant déjà tenté par le marxisme (grâce à un généreux prof de théâtre). J'étais ouvert à toutes les opinions, même les plus extrêmes. La logique seule m'aiderait à déduire quelles sont les bonnes idées, même si à l'époque je cherchais évidemment surtout à confirmer celles que j'avais en tant que chrétien. Aussi, je me suis laissé craquer 22 balles dans ce torchon parce qu'il jouait la carte du penseur-sulfureux-qui-dérange-la-bien-pensance-du-politiquement-correct-des-campus-américains. J'avais raison sur un point : toujours faire confiance à la logique.
En effet, maintenant que je suis un gauchiste patenté accro aux merguez véganes de la CGT, je pense que je peux le dire : cet ouvrage, c'est de la merde. de tous les livres que j'ai lus dans ma vie, c'est peut-être le seul où je ne vois rien à sauver, pas le moindre conseil, pas même une petite phrase. Même si vous avez une sensibilité religieuse, dites-vous qu'il n'a rien à vous apprendre. Tout juste vous fera-t-il découvrir l'exact opposé d'une démarche scientifique ou philosophique valable.
Le problème fondamental de Nancy Leigh DeMoss (son péché originel, sans mauvais jeu de mots) est qu'elle prend pour acquis le fait que la Bible soit intégralement vraie et se suffise à elle-même, ou plutôt SON interprétation de la Bible, c'est-à-dire celle des églises évangéliques dominantes après l'ère Reagan. Des théologiens professionnels comme Maurice Zundel ou Sylvie Barth vont appuyer leurs idées en s'appuyant sur des concepts politiques, philosophiques ou psychologiques (dans le premier exemple que je cite, c'est de la psychanalyse, personne n'est parfait) : il s'agit d'expliquer au lecteur (ou à la lectrice — on va y revenir) pourquoi il leur semble que le monde a besoin de leur religion, ou plus largement de leurs croyances, et pourquoi leurs interprétations des textes sacrés leur paraissent une bonne solution pour améliorer le sort de l'Humanité. Ici, on nous demande juste de croire, aveuglément et sans motif, à l'un de ces ouvrages parmi tant d'autres contradictoires. Pourquoi il faut se comporter comme ça ? Parce que Dieu nous l'a demandé. Pourquoi Dieu nous l'a demandé ? Parce qu'il faut se comporter comme ça. N'oubliez pas de remplir la cagnotte de Skippy le Grand Gourou en partant.
Quant au message en lui-même, c'est une lecture de la Bible paulinienne et fondamentaliste, traduisez : il s'agit beaucoup moins de suivre les enseignements de Jésus que de ses épigones facilement récupérables par les idéologies réacs, ainsi que de tous les récits de l'Ancien Testament à la morale douteuse. Et réjouissez-vous mesdames, ce livre vous est dédié ! En effet, il vous apprendra comment être une bonne épouse, soumise à son mari comme le veut l'ordre naturel, lui-même soumis à Dieu ou tout du moins un de ses représentants autoproclamés. Vous serez une mère de famille nombreuse (et donc forcément comblée), grâce à votre refus de suivre le planning familial, faisant de vous une rebelle n'ayant plus aucun contrôle sur sa vie personnelle, inondée par la marmaille que vous devrez éduquer en grande partie toute seule (tel est le rôle auquel vous a destiné l'Éternel), et à laquelle vous trouverez difficilement des frais de scolarisation du fond de votre cuisine. En effet, grâce à l'électroménager, vous avez cinquante fois plus de temps libre qu'à l'époque des esclaves romains : pourquoi le gaspiller à travailler, alors que vous pourriez vous en servir pour adorer Dieu ? La paperasse, l'entretien technique, la paupérisation ? Qu'importe, confiez tout au Seigneur ! La charge mentale accumulée à essayer d'être une mère parfaite enfermée dans le même logis matin, midi et soir, tandis que Monsieur peut avoir une vie sociale plus riche qu'un simple rendez-vous à l'église les dimanches matins et certainement arrosée de boissons bien plus fortes que le vin de messe ? Confiez tout, je vous dis ! Et demandez pardon pour votre orgueil qui vous pousse à désirer une autre vie !
Un des rares propos que j'ai trouvés intelligents sur le moment et pour lesquels je me suis mordu les doigts ensuite, c'est : "Vous n'avez pas besoin de vous dire que vous devez vous aimer ; le fait que vous ne vous suicidiez pas prouve que vous vous aimez déjà" (je cite de mémoire). Certes, "love yourself", c'est souvent très cucul-la-praline, l'étendard de tout un tas de niaiseries venant de la presse sexiste, pardon, féminine, mais on a tous besoin d'un minimum d'estime de soi pour ne pas se foutre en l'air (et Dieu sait que j'en ai durement fait l'expérience ensuite). Par ailleurs, si l'autrice ne voit pas la différence entre ne pas aimer quelqu'un et vouloir sa mort, ce n'est pas dans un livre qu'il faut qu'elle s'exprime, mais dans une clinique psychopathologique.
À l'instar de bien trop de pitreries dans son genre, le mode de vie vanté ici est censé faire des miracles, avoir sauvé des vies par pleines brouettes, relancé des existences brisées dont on nous relate les biographies parfois sur des pages entières. Il y aura assez de gens crédules pour y adhérer, de même que c'est déjà le cas pour les témoignages EMI, les chaînes Youtube vous dictant votre manière de vivre, les films sur des fidèles traversant des épreuves dans la foi traitant leur sujet avec la subtilité d'une truelle. Moi, j'observe tous les mouvements intégristes, qu'ils aient une tendance sectaire, fascisante ou les deux : les fondamentalistes protestants anglo-saxons, les catholiques de Civitas en France, les églises charismatiques dans ces deux branches du christianisme, les nationalistes néo-païens dans toute l'Europe, l'orthodoxisme selon Poutine, l'État Islamique en Syrie, Boko Haram en Afrique, l'Hindutva en Inde, les héritiers de Wirathu en Birmanie, les cultes de la personnalité à Kim Jong-Un et à Napoléon. Tous ces gens s'entre-persécutent, se dénoncent, se décapitent, se vendent au dictateur du moment pour évincer l'autre, et pourtant ils veulent tous exactement la même chose : le maintien de la famille nucléaire, l'injonction au sexe procréatif, la normation des individus dans leur genre, leur sexualité, leur classe sociale, leurs conditions de vie. Pourquoi changer le monde quand on peut se changer soi-même ? Oui, pourquoi interroger les structures d'une société violente et injuste quand il suffit de se remplir le crâne avec des idéaux vides de sens ? Inutile de s'intéresser à la politique ou à la sociologie : l'obéissance à votre supérieur hiérarchique vous permettra d'accéder à une multitude de raisons de vous réjouir dans cette vie ou dans une autre. Et si jamais il vous ordonne de briser vos rêves, ceux de votre prochain, vous torturer, vous sacrifier au collectif, corrompre, mentir, intimider, frapper, exciser, dénoncer ou tuer, peu importe si c'est le prix pour l'amour de Dieu.