Le souvenir a beau être vieux de quinze ans, il est aussi vif que le rêve qu’elle vient de faire. Le bout de papier semble vibrer sous ses doigts, mû par une étrange énergie. Hypnotisée, Françoise fixe les lettres écrites en pattes de mouche qui dansent devant ses yeux. Derrière la porte, des petits pas précipités, des voix fluettes, des rires contenus. Tirée de sa torpeur, elle remet en hâte les morceaux dans l’enveloppe, la replace tout au fond du tiroir et retourne se glisser entre les draps, le souffle court.
Hasard ou destin, cette rencontre fortuite avait ravivé la flamme chez le jeune homme, qui avait entrepris pour une troisième fois une cour ardente auprès de la jeune fille. Françoise s’était montrée réfractaire à tout rapprochement, mais pouvait-elle empêcher Jean-Louis de la retrouver tous les vendredis soirs au pied de l’immense escalier du pavillon de droit ? Opiniâtre, entêté, déterminé, amoureux fou, il l’avait attendue, avait accepté les longues heures qu’elle consacrait à l’étude du Code pénal, du droit civil, des articles de lois, l’avait soutenue, avait craint les échecs avec elle, célébré ses succès.
Ce regard d’acier… Françoise est loin d’être comme elle, impulsive, impatiente, « entreprenante et précitée », comme le disait leur grand-mère. Mais elle peut se montrer entêtée, rebelle, jusqu’à devenir vindicative. Bien que leurs caractères soient en apparence aux antipodes, elles sont toutes deux animées du même tempérament passionné : le sien, flamboyant, sauvage, un feu de forêt qui monte haut, embrasant le ciel. Celui de Françoise, souterrain, incandescentes veines telluriques sillonnant le ventre de la Terre.
En fin observateur, il remarque une fois de plus le phénomène : plus la soirée avance, plus les femmes se détournent de Thérèse, plus les hommes s’en rapprochent… Et plus il multiplie les allers-retours à la cuisine, plus elle s’incruste au salon, préférant boire sec avec ses collègues masculins.
Avec les années, il s’est fait à tout cela. Mais l’habitude ne crée pas l’agrément pour autant.
« Tsé, quand la passion est pas partagée, le plus à plaindre est pas nécessairement celui qui aime le plus. Là, ça fait ton affaire, mais dans dix ans, vingt ans ? La passion one way, c’est comme du sucre à’crème, ça finit par tomber sur le cœur. »