Je m’appelle Agathe Françoise Clémence de Préault-Aubeterre et j’aurais dû naître dans un château comme la plupart des enfants issus de la noblesse. Ce ne fut pas le cas. Je vis le jour le 23 janvier 1664 dans la prison de Rennes, ce qui, reconnaissons-le, n’est pas un bon début dans la vie.
Mon père, Pierre de Préault-Aubeterre, baron de Châtelaillon, avait été enfermé dans cette geôle deux ans plus tôt. Longtemps, j’ignorai le motif de cette mise aux arrêts. Ma mère répondait confusément à mes questions et je sentais bien qu’il y avait là un mystère qu’il me valait mieux ignorer. Je crus qu’il s’agissait de dettes de jeu. Je compris plus tard que c’était beaucoup plus grave.
Mon père avait pourtant tous les atouts en main pour mener une vie confortable et sans histoire. Il avait belle allure, jouait du luth, de la viole et composait des vers. Ma mère, Marie de Clisson, succomba aux charmes du jeune homme et ils se marièrent sans attendre.
Ce n’était donc pas, comme à l’habitude, une union arrangée par les familles. C’était un mariage d’amour. Ma mère me raconta beaucoup plus tard qu’elle s’était fâchée avec ses parents pour avoir refusé d’épouser un vieux marquis boiteux, et que mon père l’avait littéralement enlevée pour en faire sa femme. Longtemps, cette aventure amoureuse avait alimenté les conversations de la cour dans les salons et les jardins de Saint-Germain-en-Laye. Ma mère avait été demoiselle d’honneur de la reine Marie-Thérèse, l’épouse de Louis XIV, où sa beauté et sa grâce n’étaient pas passées inaperçues.
Le bonheur du jeune couple fut de courte durée, le temps pour Marie d’accoucher d’un garçon, et son époux se retrouva emprisonné à Rennes. Ma mère refusa d’être séparée de l’homme qu’elle aimait et prit pension chez l’un des gardiens. Cette pratique était tolérée pourvu que l’on en payât le prix, ce que ma mère parvint à faire avec le revenu des terres familiales.
J’arrivai au monde trois ans après Josselin.
On me baptisa dès le lendemain. Mon parrain, un lointain cousin de mon père, et ma marraine Françoise de Talhouet-Séverac, demi-sœur de ma mère, avaient accepté de me porter sur les fonts baptismaux par charité. Fréquenter mon père était déshonorant. Avant son emprisonnement, Françoise enviait Marie d’avoir épousé un aussi jeune et joli garçon alors qu’elle devait se contenter d’un époux de cinquante ans. À présent, elle la plaignait.
Si vous lisez ce qui va suivre, c’est que ma tante a eu raison de me pousser à conter mon histoire.
Un jour que nous bavardions de choses et d’autres et que je lui confiais combien j’avais apprécié La Princesse de Clèves, le roman de Mme de La Fayette, elle me dit :
– Ma chère Agathe, votre vie est bien plus passionnante que n’importe quel roman. Vous devriez l’écrire.
– Oh, non, me défendis-je, je ne saurais point.
– Tant que vous n’aurez pas essayé, vous ne pouvez l’affirmer.
Cette répartie me piqua au vif. Après tout, j’avais peut-être, moi aussi, l’étoffe d’un écrivain ! Et puis, même si je ne l’avais pas, ne serait-ce pas distrayant de relater ma vie ?
Je trempai donc ma plume dans l’encrier de mes souvenirs. Au début j’hésitai, ne me rappelant pas certains détails, certaines anecdotes. Mille fois je faillis abandonner, déchirer les feuillets. Petit à petit, je me pris au jeu et je finis par achever ce récit. Je n’ose dire ce roman, bien que, par moments, emportée par l’exaltation, j’aie inventé quelques situations qui me paraissaient plus belles, plus poignantes ou plus drôles que celles réellement vécues. Mais qui me contredira ?
Et si vous, lecteur, avez ce texte imprimé entre les mains, cela signifie que je suis devenue une romancière.
– Ma pauvre amie, une prison n’est pas un lieu propice pour la bonne éducation des enfants !
– J’espère en la clémence du roi.
– Après ce que votre époux a commis ! Vous rêvez, ma chère !
– Il se laisse entraîner, mais il n’est pas méchant et…
– Balivernes ! coupa sa demi-sœur, il ne changera jamais ! Et quel malheur pour vos enfants ! Ils seraient si bien à la campagne !
– Envisageriez-vous de… de me les enlever ? s’était exclamée Marie.
– Les enlever ? Telle n’est pas mon intention, seulement les soustraire à un environnement nocif pour leur santé. Chez nous à Kercado, ils bénéficieraient d’une nourriture saine, d’une éducation convenable, et seraient de bons compagnons de jeu pour Camille et Constant.
– N’y pensez plus ! Il ne sera pas dit que j’abandonne mes enfants. Je les élèverai seule ! avait lancé ma mère pour clore la conversation.
Par la suite, je me suis toujours demandé pourquoi elle ne nous avait pas abandonnés sur les marches d’une église afin de mener une vie plus conforme à ses rêves. Je n’ai à ce jour aucune explication. Mais parce qu’elle a souffert pour nous élever dans notre enfance, je lui suis reconnaissante et lui pardonne tout le reste.
Elle n’avait rien à se reprocher, elle ! D’autant que, au lieu de s’amender, mon père ne renonçait pas à sa passion : le jeu. Il jouait avec ses geôliers, perdait beaucoup, et demandait à son épouse d’intercéder auprès de ses parents et amis pour trouver de l’argent.
Les gamines de Paris - Amélie 👒 d’Anne-Marie Desplat-Duc et Sophie Noël