Trois chapitres, trois épreuves abominables pour subir
trois fois la fin du monde : le prisonnier, la catastrophe, le solitaire. Dès les toutes premières pages, l'enfer s'affale sur Joseph Kamal lorsqu'il est jeté en prison après un braquage raté. Son frère est mort, les matons le tabassent et les détenus le manipulent et l'humilient. Ces pages sont d'une noirceur sordide, immonde, poisseuse. Mais l'écriture de
Sophie Divry hurle et s'impose immédiatement dans sa justesse et son élégance terreuse.
J'avoue, au début je trouvais que ça sonnait un peu bancal: malgré la plume splendide, j'avais du mal à me plonger dans l'histoire car je sentais que c'était l'horreur d'un jeune homme écrit par une femme. Et puis au fil des pages, au fur et à mesure que la prison arrache lentement, sournoisement, violemment, le reste d'innocence qui pulsait en Joseph, là j'ai commencé à y croire vraiment. C'est devenu impitoyablement beau. C'est devenu fort, puissant et caverneux.
On mâche les sons, on sent la haine et la terreur qui remuent dans le ventre, on est tout près des coups infligés et des insultes crachées. Et puis la Catastrophe sème la mort et la désintégration. Une explosion. L'atmosphère irradiée. Une scène d'apocalypse. Joseph parvient à s'échapper lors de l'évacuation de la prison : il abandonne ici sa vie d'avant pour une nouvelle existence en mode survie au milieu de cette France dépeuplée.
Évidemment, il y a un avant et un après la taule. A l'image de l'homme qui s'est endurci, se faisant aussi résistant que du béton, le langage de Joseph est beaucoup plus âpre et grossier. On en vient presque à se demander s'il aurait survécu à la Catastrophe sans être passé par la dureté de la prison.
Convaincu d'avoir été sauvé parce qu'il est immunisé, replié dans une cabane perdue dans un bois, Joseph cogite, organise ses journées, dérobe sa nourriture dans les maisons et supermarchés désertés, et se bat pour défendre son bout d'existence. L'une de ses obsessions les plus têtues : se cacher des flics à la recherche de "pillards" pour les mener en zone sécurisée. Joseph ne veut jamais plus avoir affaire aux flics. Alors il se fait minuscule et imperceptible, sans pour autant se délester de son esprit de guerrier, même si parfois une immense mélancolie l'étreint…
La solitude alors. L'écrasante et infinie solitude. N'être entouré par aucune voix, dialoguer avec soi pour ne pas devenir fou. Joseph s'organise tels les naufragés de
Jules Verne sur leur île mystérieuse, repousse de plus en plus le monde des hommes qu'il trouve barbare, cruel, se demandant tout de même à quoi ressemble la zone des réfugiés, là-bas, à coups de "que font-ils les Autres ? Comment vivent-ils là-bas ? Où ils sont, aujourd'hui ? Ils sont tous morts ou bien ?"
Et puis un jour un son nouveau, particulier : un mouton devant lui comme une apparition miraculeuse, qui va fêler son isolement, un mouton auquel il va profondément s'attacher et qu'il nomme Chocolat…
"Trois fois la fin de monde" est une expérience sociologique et philosophique, presque mystique, qui nous conduit aux limites du tolérable, jusqu'où l'homme n'est plus qu'un corps à apaiser, jusqu'où le coeur déborde à force de ne pas pouvoir s'épancher et où l'âme menace de briser à tout instant. Un roman qui nous confirme que malgré le désir parfois viscéral de s'éloigner des gens et de la société, l'être humain n'est pas fait – pas né – pour vivre seul et qu'il est prêt à tout pour se créer un semblable à qui s'accrocher.
Même si j'ai été moins sensible à cette longue partie dans laquelle les mots de Joseph basculent presque dans une vulgarité inutile, l'ensemble du roman me laisse une impression fascinante de poésie absolue, très noire et très puissante. Certains paragraphes sont sublimes et le final est magnifique. En conclusion, c'est le tout premier roman de
Sophie Divry que je découvre mais assurément pas le dernier.
Merci à Babelio et aux éditions Notabilia qui ont fait le choix d'une couverture épurée mais surtout d'une police de caractère extrêmement agréable à lire – et c'est suffisamment rare pour devoir être mentionné.
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