Que pourrais-je dire de ce livre qui n'ait déjà été dit ? Avec ses environ 175 ans d'ancienneté (les premiers épisodes de ce qui était alors un « feuilleton » ayant été publiés dès 1844) et le succès énorme que ce roman épique a connu depuis ses débuts, et qui ne se dément pas malgré son âge, ma voix ne va pas apporter grand-chose de nouveau à (l'analyse de) cette oeuvre !
Pour la petite histoire (vous savez que je commence presque toujours mes commentaires par poser le contexte de ma lecture), c'est la toute première fois que je m'attaque à ce livre. Et pourtant, qui ne connaît Edmond Dantès et sa vengeance orchestrée avec une froide détermination calculée qui donne bien envie de ne jamais être son ennemi !? Pour ma part, avec un mari escrimeur et passionné de cape et d'épée (les seules fictions qu'il lise jamais, d'ailleurs, même si, ici, il est assez peu question de combats singuliers ou autres duels…), je n'ai pu échapper au visionnement du film à plusieurs reprises – celui de 1954, car c'est celui-là que mon mari préfère, et qu'il a depuis fort longtemps en format VHS. Je ne suis pas certaine d'avoir jamais vu une quelconque autre version, mais en tout cas ce film est plutôt plaisant, après tout
Jean Marais est bel homme ! (clin d'oeil) Tout ça pour dire que je connaissais l'histoire dans les grandes lignes, mais avais quand même oublié bien des détails, et je n'avais donc jamais lu la moindre ligne de ce roman.
Pire : j'ai essayé dans ma jeunesse de lire, au moins 2 ou 3 fois, «
Les trois mousquetaires », l'autre monument populaire de l'auteur… Or, sans que je me rappelle pourquoi, je ne suis jamais arrivée au bout, ce qui m'a laissée toutefois assez frustrée, au point d'entamer ce pavé-ci un peu à reculons. Mais voilà : il avait été proposé en lecture commune sur l'un ou l'autre challenge (mais finalement ça ne s'est pas fait, ou alors je l'ai laissée filer sans la rejoindre ?), si bien que j'avais installé ce livre désormais libre de droits sur ma liseuse. Plus récemment, d'autres challenges littéraires me demandent de lire des classiques et/ou un livre de plus de 1.000 pages. Or, celui-ci rassemble les deux critères, j'ai mûri (du moins je l'espère) depuis cette jeunesse évoquée et l'échec des Trois mousquetaires : c'était donc l'occasion ou jamais de m'y lancer.
Et, surprise : c'est tellement passionnant que je l'ai dévoré, ce livre !
Oh ! certes, plusieurs aspects ont indéniablement vieilli, et feraient sans doute hurler les puristes du politiquement correct d'aujourd'hui. Je pense en premier lieu à une vision de la femme quand même très ancienne, certes réaliste et propre à cette époque, mais qui n'en a pas moins un petit quelque chose (et même plus) de choquant pour une femme de notre siècle actuel, d'autant plus qu'
Alexandre Dumas ne se pose visiblement aucune question à ce sujet, et je présume que c'est « normal », mais c'est aussi gênant, désormais. Plus d'une fois j'ai brièvement levé les yeux au ciel, et j'ai carrément fait une pause à ce passage – qui n'est pas pire que d'autres, mais c'était sans doute celui de trop, à 68% de l'intégrale : « Il était évident que Mme Danglars était sous l'influence d'une de ces irritations nerveuses dont les femmes souvent ne peuvent se rendre compte elles-mêmes, (…). » Sérieusement ?...
Pareillement, les allusions aux peuples non français (ah la remarque sur la cuisine italienne comme « l'une des plus mauvaises cuisines du monde » !), et pire encore quand il s'agit des Orientaux (y inclus les Grecs, pourtant bien considérés comme occidentaux, aujourd'hui…) ou des « Nubiens », tomberaient aujourd'hui sous le coup d'une condamnation pour racisme affiché, de ce racisme ordinaire qui se voudrait presque bienveillant, mais qui est désormais plus que malvenu.
Enfin, Dieu, la main de Dieu, la vengeance au nom de Dieu etc., de même que le regret d'avoir été plus loin que Dieu et d'être devenu Satan, c'est une thématique quand même très présente aussi – même si, ouf ! notre cher comte parle un moment donné très clairement de son libre-arbitre (sous l'oeil de Dieu, mais quand même !). Cela aussi, c'est très « dans l'air du temps » de l'époque de l'auteur, mais c'est quand même très orienté, si l'on peut dire, et dans un pays où la liberté de culte était alors en cours (on insiste sur cela à l'une ou l'autre reprise), l'athéisme ne faisait vraisemblablement pas partie de ces libertés…
Tout ceci montre que ce livre s'inscrit parfaitement dans son temps :
Alexandre Dumas écrivait pour les lecteurs de son époque, point. S'attendait-il seulement à être encore lu avec passion près de 200 ans plus tard ? si tous les écrivains l'espèrent sans doute un peu, il a quant à lui clairement fait le choix de s'ancrer dans son époque – ou, tout du moins, dans le début du XIXe siècle, où commence l'intrigue. Ainsi, outre les éléments évoqués plus haut, il fait référence à des événements politiques bien réels, que nous autres lecteurs de deux siècles plus loin, avons appris au cours d'histoire… mais peu ou prou oubliés (à moins d'être spécialiste et/ou passionné par le sujet).
Pour ma part en tout cas, ça fait très longtemps que j'ai vaguement étudié ces épisodes historiques, et de toute façon sans grand approfondissement, car en Belgique, on n'étudie pas l'Histoire de France à la loupe ! Ainsi, cette « guéguerre » entre bonapartistes et royalistes, dans le contexte explosif de la Restauration après l'exil de
Napoléon et ses velléités de retour au pouvoir, ça paraît presque désuet aujourd'hui… et pourtant il faut bien se rendre compte, et Dumas le fait avec brio : que de victimes, que de vies bouleversées, pour avoir voulu croire en une Révolution plutôt qu'en un Roi, en un Roi plutôt qu'en un Empereur, en un Empereur plutôt qu'en la démocratie !
La triste histoire d'Edmond Dantès, qu'il ne pourra comprendre lui-même (puisqu'il a été jeté en prison, dans ce terrible château d'If, sans qu'on lui expose jamais le moindre chef d'inculpation !), est entièrement basée là-dessus, ce qui le poursuivra jusqu'au bout, en y ajoutant diverses guerres et autres conflits plus ou moins régionaux auxquels la France a pris part dans les quelques années suivantes.
Tant que j'en suis aux « faiblesses » (mot que j'ose à peine prononcer en parlant d'un tel livre !) de ce roman, on notera quelques facilités scénaristiques, qui contribuent à une certaine ambiance… mais quand on y réfléchit, on se rend compte qu'
Alexandre Dumas a quand même pris le risque de ne pas être tout à fait crédible. En effet, le livre commence de façon très réaliste : on a vraiment l'impression d'être avec Edmond Dantès en train d'accoster à Marseille après un long voyage, il y a là dès le début un sens du dialogue (à ce moment-là, encore très simple) qui fleure bon le Midi, j'avais presque l'impression de lire
Pagnol ! (qui est bien postérieur à Dumas… mais qui l'a précédé dans mes propres lectures). On ressent le bonheur du jeune homme d'être rentré au pays en menant à bon port le bateau malgré le décès du capitaine, on est ému de son empressement à retrouver son vieux père, on vibre avec lui quand il rejoint sa fiancée si amoureuse… et on tombe avec lui de Charybde en Scylla quand il est (bien injustement, puisque le lecteur est dans la confidence) arrêté… jusqu'à tout perdre, et de façon aussi terrible qu'irrémédiable !
Bref, c'est un début extrêmement prenant, très prometteur, et ces premiers jours, premières semaines insensées en prison, où notre jeune héros passe par tant et tant d'émotions qui déchirent le coeur et préparent le lecteur, d'ores et déjà, à « accepter » une future vengeance – alors que, à ce moment-là, on le croirait bel et bien perdu à jamais, si on ne connaissait la suite de l'histoire…
Mais alors, sa rencontre tellement improbable avec l'abbé Faria, le fait qu'ils parviennent à creuser une galerie entre leurs deux cellules, avec quasi rien, au nez et à la barbe de leurs geôliers, c'est quand même très, très fort ! (ou alors Dumas prenait lesdits geôliers pour de vrais benêts sans cervelle ? simples exécutants d'un système qui broie les hommes, y compris les geôliers eux-mêmes, qui en perdent toute acuité) Pire encore : cette fortune colossale que Faria aurait découverte et qu'il lègue à notre ami Edmond, c'est carrément trop beau pour être vrai… mais il fallait bien que ça existe, sinon le tout nouveau comte de Monte-Cristo n'aurait pu élaborer une triple vengeance aussi sophistiquée !
Bref, ce sont deux postulats de base, sur lesquels repose l'essentiel de l'intrigue, qui sont quand même très farfelus, si on veut bien y réfléchir… et pourtant ça marche, on accepte d'y croire ! Et de là, tout coule de source, et on ajoute les petites cachotteries des uns et des autres – qu'on se demande comment Dantès a pu en apprendre autant au sujet de chacun (l'histoire de Benedetto par exemple ! c'est quand même un peu surréaliste), alors qu'il était soit en prison, soit en train de voyager et/ou de peaufiner son éducation initiée avec l'abbé Faria ?!
Quoi qu'il en soit, comme je disais, le lecteur accepte tout et « ça marche », car bien au-delà de ces petits creux irréalistes dans la narration,
Alexandre Dumas est un formidable conteur, qui parvient à capter encore et toujours l'attention du lecteur, malgré les facilités, malgré les longueurs aussi – c'est qu'on n'écrit plus aujourd'hui comme on écrivait à l'époque, certains passages seraient désormais sans aucun doute élagués – s'il s'agissait d'un roman contemporain - sans que ça enlève rien à l'intrigue !
Un formidable conteur qui maîtrise parfaitement son propos. Pour ne citer qu'un exemple (celui qui aurait pu le plus « m'inquiéter ») : on a beau ne pas trop connaître le système bancaire de ce milieu du XIXe siècle (ni celui de nos jours, d'ailleurs !), dans l'histoire de Danglars s'entend, l'auteur parvient à rendre les choses suffisamment claires pour qu'on mesure le poids autant que le caractère aléatoire de sa fortune, puis toute l'intensité de sa déchéance, comme si c'était naturel et qu'on avait toujours eu affaire à un tel système ! Ainsi, une histoire potentiellement compliquée à saisir, est rendue avec un souci didactique qui ne semble pourtant jamais lourd, et avec une telle fluidité, qu'on en saisit les différentes subtilité sans difficulté.
De même, quand il digresse – et il digresse souvent, pour amener l'un ou l'autre élément qui sera déterminant par la suite, je pense notamment à toute l'histoire (longue !) du bandit romain Luigi Vampa : ça prend des pages et de pages, on se demande tout à coup ce que ça a à voir avec notre comte de Monte-Cristo… et pourtant on se prend à cette histoire dans l'histoire, car elle est habilement contée, avec un souci réaliste et visuel qu'on ne peut s'empêcher de souligner quand on le trouve dans l'un ou l'autre roman contemporain, alors qu'ici il s'inscrit dans la narration de façon tellement naturelle ! malgré un langage qui a bien quelques aspects désuets (et c'est normal !). On a vraiment l'impression d'être aux côtés de ce malheureux pâtre transi d'amour pour sa belle, et qui ne trouvera d'autre voie que le banditisme, mais un banditisme avec tous ses codes d'honneur, et en plus « cultivé », puisque notre Luigi lit des classiques !
Et bien entendu, un autre aspect qui fait la réussite de tout roman : on éprouve des sentiments forts pour les personnages : un attachement évident et spontané pour les « bons », autant qu'on a envie de voir Monte-Cristo aller au bout de sa vengeance envers ceux qui ont provoqué son terrible emprisonnement, pour des raisons tellement viles en plus !
On s'attache d'emblée à ce jeune marin prometteur qu'est Edmond Dantès, on aime le lien presque paternel qui existe de la part de l'armateur Morrel, on a envie que la belle Mercédès reste fidèle envers et contre tout comme elle a « promis » et on s'indignerait presque (si ce n'est cette part en nous qui se dit que la vie continue, malgré tout…) qu'elle ait finalement cédé à son autre, si mauvais prétendant ; on adore l'abbé Faria et sa douce folie bien intelligente en fait, on se lie d'amitié pour les différents bandits corses et autres contrebandiers. Et, bien entendu, on admire et on craint bien un peu l'insaisissab
le comte de Monte-Cristo ; on retient son souffle quand on le voit aussi bien jouer la comédie avec ceux qu'il a déjà condamnés à son tour, autant qu'on s'émeut, profondément, quand de-ci de-là il se laisse quand même aller à une bribe de bonheur, notamment en compagnie des jeunes Morrel.
Je ne vais pas faire toute la liste, j'en ai déjà beaucoup trop dit, mais est-ce encore divulgâcher, quand il s'agit d'une oeuvre aussi ancienne et, surtout, aussi connue ?
Un roman de presque 200 ans, qui accuse quelques rides certes (dont un certain sexisme ou racisme, propres à son époque), quelques facilités scénaristiques et longueurs peut-être aussi, mais il se lit toujours avec la même passion, grâce à son réalisme souvent visuel, les sentiments forts que suscitent les différents personnages, et surtout cet indéniable talent de conteur, une fluidité de tous les instants malgré un langage parfois désuet, qui me fait dire pour conclure : brave monsieur Dumas !