Sisley relève dès à présent de l'histoire de l'art. On le définira, comme tous les autres artistes, même les plus grands, mais il sera chez lui aux musées de l'avenir, avec un nom impossible à éluder, et des pages délicieuses, où les hommes qui ne sont pas encore nés trouveront à se réjouir et à s'émouvoir de l'une des plus fines sensibilités de notre temps.
Je n'ai connu Sisley que sur le tard de sa vie, Il était parfois des dîners mensuels des Impressionnistes, au Café Riche, où se rencontraient régulièrement Claude Monet, Camille Pissarro, Auguste Renoir, Gustave Caillebotte, le docteur de Bellio, Théodore Duret, Octave Mirbeau, Stephane Mallarmé. La santé de Sisley était déjà fragile en ces années 1890-94 où je fus admis au nombre des convives, et je ne fis qu'entrevoir l'artiste jusqu'au jour où il me demanda de faire le facile voyage de Moret, où il habitait. J'y allai, en compagnie de mon ami regretté, Désiré Louis, et nous fûmes reçus admirablement par Sisley, Mme et Mlle Sisley, dans leur maison mi-bourgeoise, mi-rustique, sise dans la ville même. Là, je fis mieux connaissance avec la peinture du maître du logis, dont j'avais admiré un ensemble à une exposition du boulevard des Capucines, en 1883.
Nous ne nous séparâmes qu'au soir, et je ne le revis qu'à Paris où il fit des apparitions de plus en plus espacées, jusqu'au jour de janvier 1899, où je reçus de Claude Monet une lettre m'annonçant la mort de son ami : « … Le pauvre Sisley m'avait fait demander de venir le voir, il y a huit jours, et j'avais bien vu, ce jour-là, que c'était un dernier adieu qu'il voulait faire. Pauvre ami, pauvres enfants ! »
Son renom d'artiste s'est fixé et s'est accru. Il a peint d'une manière franche et jolie, forte et délicate, l'enveloppement lumineux des choses, les feuillages des rives et des îles, les chalands amarrés à l'ombre des arbres, les maisons dressées au-dessus des berges. Il a été un peintre admirable des ciels, il a su exprimer la profondeur de l'éther et faire voguer les nuages au large de cet infini.
Seul avec la nature, Sisley n'a point de ces sombres accents. Je le préfère solitaire. Là, il apprend son métier. Il évoque un village au bord de l'eau, songe à Corot devant la rivière et le ciel, à Courbet devant le sol et les
arbres. Sisley, peintre des peupliers argentés qui frémissent dans l'air, des fleuves aux allègres courbes qui recueillent au passage et mêlent puissamment les reflets des choses immobiles sur les rives, Sisley, nerveux chantre de l'instable, du perpétuel devenir, s'arrête parfois à conter le paisible bonheur d'un village endormi sous un ciel sans tourment, au bord d'une rivière qui répète en profondeur et en surface les images des murs bas, des chènes mordorés.
"L'enfermé" de Gustave Geffroy.