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sur 2215 notes
J'aurais peut-être du commencer par là, par ce livre - parapluie qui englobe beaucoup de publications précédentes d'Annie Ernaux et m'a permis de mieux comprendre le sens de son travail.
Il faut dire qu'il est plus facile d'accès, axé sur un "nous" qui à travers une sociologie intime déroule une certaine réalité française des années cinquante à aujourd'hui, réalité appréhendée de manière suffisamment vaste pour que l'on ne puisse que s'y reconnaître à un moment ou à un autre.
J'ai été plus à l'aise, par rapport à d'autres publications plus autocentrées, avec le positionnement par lequel l'auteure intervient dans ce récit construit autour de clichés exhumés d'une boîte à souvenirs; un positionnement plus équilibré entre le lecteur et l'auteure, la seconde prenant la bonne distance pour éclairer un vécu par l'époque dans laquelle il s'est déroulé, le premier moins invité à une contemplation voyeuriste d'une intimité qu'à comprendre, porté par ses propres résonnances, la construction d'une personnalité dans son environnement.
En faisant défiler sous nos yeux toute l'histoire sociale et politique de ces soixante dernières années, de la France d'après-guerre à l'explosion de la société de consommation, des souvenirs de la guerre qui s'estompent aux convictions politiques qui se brouillent, on mesure ce qu'il y a de particulier d'être né pendant la guerre et d'avoir traversé ces bouleversements profonds, qui plus est pour une femme, plus encore pour une intellectuelle (de gauche, le récit en miroir d'une femme de l'autre bord serait intéressant!).
Beaucoup de notes intéressantes, pertinentes ou subtiles dans ce journal du temps qui certes prend des raccourcis et des biais idéologiques pour dire ce que l'on est au moment où on l'est, mais n'est-ce pas le principe même de ces "années".
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Je viens de terminer avec émotion ce livre prodigieux, époustouflant, et d'une sincérité rare. Et puis, il y a tant de tendresse et d'humanité qui transparaît derrière ce choix revendiqué du récit impersonnel. Pour moi, un véritable chef-d'oeuvre.

D'Annie Ernaux, j'avais énormément apprécié dans les années 80 ses romans La place et Une femme, consacrés en grande partie l'un à son père l'autre à sa mère. Cette façon de relier autobiographie et récit sociologique dans une écriture volontairement dépouillée, débarrassée de toute emphase, mais pas sans émotion, m'était apparue foncièrement originale.
Je ne sais pas m'expliquer pourquoi, depuis lors, je n'ai plus rien lu de cette autrice. Il y a comme cela des écrivain.e.s que l'on oublie alors qu'on les a aimés, c'est ainsi pour moi par exemple d'Andrei Makine dont je n'ai plus rien lu depuis le testament français, ou encore Gilles Leroy depuis Alabama Song.
Le Prix Nobel 2022 attribué à Annie Ernaux m'a incité, comme beaucoup d'autres je suppose, à aborder à nouveau l'oeuvre de cette autrice.

Après un petit hors d'oeuvre constitué par une chronique perspicace et tendre d'une année de courses dans l'hypermarché Auchan de Cergy, le plat de résistance qui m'attendait était ce formidable récit publié en 2008. Annie Ernaux, approchant des 70 ans, revient sur son parcours de vie en y mêlant les événements de la société et de la politique qui l'ont marquée.
Et le résultat est magnifique. Car cette narration impersonnelle et impressionniste, et pourtant si émouvante, dont elle s'explique en fin de livre, raconte à la fois plus d'un demi-siècle de notre mémoire collective, et les attentes, les déceptions et les joies, les combats de cette femme profondément humaniste et honnête.

Je sais que je ne peux pas être totalement objectif à l'égard de ce texte, car je suis de la génération de l'autrice, de quelques années plus jeune, comme elle issu d'une famille modeste, et ayant longtemps partagé, mais plus depuis les années 2010, ses opinions politiques. Évidemment, je n'ai pas vécu sa condition de femme et ses évolutions durant toutes ces années.
Mais que cela me parle, la vie d'après guerre, les récits des parents de « leur » guerre 1939-1945, les réunions de famille, les années yé-yé, mai 68 où j'étais étudiant, 1981 et ses grands espoirs finalement déçus, la société de consommation et ses dérives, l'avènement de l'ère Internet et du téléphone portable, des réseaux sociaux, et ce sentiment de décalage avec la vie actuelle, et tant, tant d'autres choses. D'ailleurs, ayant fini le livre, je n'ai qu'une envie, le relire. Et je remercie cette femme d'avoir ainsi donné vie à notre vie collective.
Et puis, l'évolution de sa vie, les attentes de l'enfant, de la jeune fille, sa condition subie de femme au foyer dans les années 60, son émancipation, sa vie professionnelle, amoureuse, les relations avec ses enfants empreintes de tendresse et d'étonnement, et enfin, la sérénité de la vieillesse. Et jamais de complaisance, d'auto-satisfaction, de misérabilisme non plus.
Des photos de famille constituent aussi les jalons de ce kaléidoscope personnel et collectif, conférant une mise à distance dans l'autobiographie.

Vraiment un très grand livre. Maintenant je comprends mieux pourquoi le jury du Nobel a voulu distinguer Annie Ernaux pour « le courage et l'acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements, et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ».
Enfin, un petit détail, peut-être pas si petit que cela, qui m'a émerveillé: c'est sa référence à Proust et à la mémoire involontaire, auquel elle consacre quelques pages, et cette façon dont, comme Proust dans le Temps retrouvé, elle termine son livre en annonçant comment elle a trouvé la manière de le construire. Et pourtant, quelle différence entre les méandres et la luxuriance de l'écriture de Proust, et celle si dépouillée de Ernaux. Mais cette différence ne doit pas nous tromper. Tous deux sont des écrivains qui mêlent mémoire personnelle et collective, et ont créé un « monde » si proche et si lointain, inimitable.

Je sais que beaucoup de lectrices et de lecteurs s'expriment, sur Babelio ou ailleurs, pour dire leur désintérêt, voire leur rejet de cette oeuvre qu'elles, ou ils, trouvent trop auto-centrée, voire narcissique, et puis ne laissant pas de place à la fiction, l'imaginaire.
Des lectures que j'ai faites et notamment de celle-ci, je ne partage pas cet avis. Pour moi, comme dans d'autres aspects de l'art, peinture, musique, etc.., il y a différentes approches qui ont toutes leur beauté, et que l'on ne peut comparer. En tout cas, et bien que je ne serais pas là pour le vérifier, je parie que l'oeuvre d'Ernaux, comme avant elle celle de Proust, restera dans cent ans, comme témoignage d'un monde disparu et comme source de réflexion sur la vie.
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Que d'émotions en lisant ce livre. Annie Ernaux nous entraîne dans un tourbillon historique et individuel d'où il est impossible de se sortir. Pas de "c'était mieux avant" possible. Le carcan social et religieux brimait l'individu et l'empêchait de s'accomplir. Faire partie du groupe absolument. La description de la première communion est à cet égard significatif. L'histoire nous entraîne comme une force à laquelle on ne peut échapper. Impossible dans ce milieu social par exemple de ne pas participer à mai 68. Pour autant , l'avenir est tout sauf radieux car la technologie et la société de consommation nous entraîne dans l'individualisation à outrance très bien décrite dans l'évolution des repas de famille où l'on peine à s'entendre sur des sujets de conversation. Les jeunes ne parlent plus que de leur "dernière bécane".
La protagoniste ne se retrouve plus dans l'éclatement familial et social.
Un roman sociologique et déterministe qui ne laisse pas indifférent.
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60 ans de vie quotidienne des français moyens déroulés en 250 pages !

Quel tour de force accompli ici par Annie Ernaux. On s'y croirait ; tous ces petits riens contés avec une science accomplie du détail le plus insignifiant et qui immédiatement parlent à la mémoire du lecteur !
Qu'il s'agisse de films, chansons, faits divers plus ou moins crapuleux, politique française, élections ou événements ayant bouleversé le monde, tout passe à la moulinette de sa mémoire et elle déroule un inventaire le plus exhaustif possible, sans jamais se faire analyste ou juge, ni se mettre, ou si peu, directement en scène ;
sauf par le biais de quelques photographies, puis films super 8 et enfin cassettes vidéo, évolution technique oblige, dont le but est visiblement l'activation de souvenirs, sur des faits ou une période précise, par l'évocation de son "temps personnel" conduisant à des considérations beaucoup plus générales.

Tout cela est mené tambour battant et ponctué par le rite des repas de fête, repas de famille, repas entre amis, marqués par l'évolution des discussions de table : souvenirs de guerre et d'occupation peu à peu remplacés par des préoccupations terre à terre, sur l'apparition des centres commerciaux avec l'invraisemblable entassement d'objets destinés à susciter la convoitise et déclenchant une véritable fièvre acheteuse chez le consommateur, l'achat d'une maison ou d'un logement, en ville ou à la campagne, l'acquisition d'une nouvelle voiture, pour finir par l'utilisation des ordinateurs et de toutes les nouvelles technologies mises à la disposition de l'homme connecté du 21è siècle !...

Mais surtout, ce qu'elle nous fait sentir en un survol étourdissant, c'est ce tourbillon de changement qui a amené en soixante ans, c'est à dire presque rien au regard des siècles précédents, la société française du patriarcat à la libéralisation des moeurs,
du plein emploi à la précarité,
de la vie chiche d'après guerre à la société de consommation effrénée,
de la boutique de quartier au centre commercial tentaculaire
de l'espoir en un monde meilleur à la terreur induite par le terrorisme
et de la foi en l'avenir à la mort des idéaux !

Voilà le triste constat auquel le lecteur est amèrement conduit à la fin de cet ouvrage et Annie Ernaux de nous enjoindre à "Sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais".
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Ma lecture fut d'abord déconcertante : des phrases lancées en l'air comme des souvenirs en vrac.
Puis le livre s'organise avec une photo comme point de départ d'un voyage dans notre société de 1944 à 2006.
Annie Ernaux procède comme elle peindrait une toile impressionniste, par juxtaposition d'aplats de couleurs hétérogènes.

Elle nous emmène en balade, structurant une forme d'autobiographie originale, “à la recherche du temps perdu” ou plutôt du “temps retrouvé” à sa façon.

La prix Nobel est née en 1940 et “Les années” de sa jeunesse vous seront pour la plupart d'entre vous inconnues, cependant vous croiserez à un moment ou un autre des images qui vous “parleront”.

La construction du livre suit un mouvement de zoom arrière, elle part d'une photo d'Annie, embrasse ensuite son environnement rapproché puis englobe la représentation ethnographique d'une époque.

Qui plus que l'autrice est la mieux placée pour parler de son “objet” littéraire ? “Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu'on l'entend généralement, visant à la mise en récit d'une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l'imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet, qu'elle a connus…”

Je l'ajoute à ma liste de livres à emporter sur une île déserte pour garder un peu de notre vie d'avant la solitude.
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"C'était une dictature douce et heureuse contre laquelle on ne s'insurgeait pas, il fallait seulement se protéger de ses excès, éduquer le consommateur, définition première de l'individu. Pour tout le monde, y compris les immigrants clandestins entassés dans une barque vers la côte espagnole, la liberté avait pour visage un centre commercial, des hypermarchés croulant sous l'abondance. Il était normal que les produits arrivent du monde entier, circulent librement, et que les hommes soient refoulés aux frontières. Pour les franchir, certains s'enfermaient dans des camions, se faisaient marchandise - inertes-, mouraient asphyxiés, oubliés par le conducteur sur un parking au soleil de juin à Douvres."

C'est à travers Les années que je découvre Annie Ernaux. A partir de photographies et de marqueurs temporels, l'auteur nous peint l'histoire de celle qui dit elle et non pas je. le "je" est un point fixe et transparent, en revanche, le "elle", bien qu'extérieur, retrace la perspective de celle qui devient.
Une volonté de liberté et de libération anime violemment celle qui déplore que l'individu ne soit désormais qu'un objet de consommation, un pur produit. Car lorsque l'homme est réduit à ce point à n'être qu'un objet commercial, que reste-t-il de son humanité ? L'homme a-t-il encore une conscience et la conscience du monde ?

"On évoluait dans la réalité d'un monde d'objets sans sujets. Internet opérait l'éblouissante transformation du monde en discours.

Le clic sautillant et rapide de la souris sur l'écran était la mesure du temps."

Le temps humain, la durée vécue, détrônés par le temps des machines...
L'homme serait-il devenu un être qui a perdu son temps propre ? Mais comment exister alors hors de soi et de son humanité ?

Dans un style simple et percutant, Annie Ernaux place le lecteur face aux contradictions de notre temps. Les années pose beaucoup de questions et donne à penser une humanité décalée, et déracinée... Sans langage.....

"Dans le brassage des concepts, il était de plus en plus difficile de trouver une phrase pour soi, la phrase qui, quand on se la dit en silence, aide à vivre."

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Annie Ernaux, spécialiste de l'autofiction, puise sans relâche et depuis toujours dans son vécu personnel. C'est encore le cas avec ce livre mais ici, l'ambition est bien plus élevée et le résultat confirme un véritable talent d'écrivain, témoin de son époque et identifiable par un style d'écriture innovant.
Elle brosse le tableau d'une vie entière, en faisant resurgir ses souvenirs au moyen de photographies anciennes commentées et datées. Au rythme des pages tournées, comme en feuilletant un album de photos de famille, elle revisite les moments clés de son histoire.
Elle parle à la troisième personne comme pour prendre de la distance devant une matière aussi intime.
Et ses souvenirs, si personnels, sont inextricablement mêlés à la mémoire collective de tous ses contemporains. On explore ainsi non seulement l'évolution de sa vie, mais aussi celle de son époque, avec les courants de pensée, les comportements, les crises, les anecdotes, les modes de consommation, depuis l'après-guerre jusqu'à aujourd'hui. Éblouissant.

Bonus : https://youtu.be/awZWWumS4AU
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« Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui – pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire »

Par son ouvrage Les années, paru en 2008 et, trois fois primé par les(prix Marguerite Duras, François Mauriac, et le prix de la langue française), Annie Ernaux se fait mémoire, mémoire du temps, mémoire des gens, mémoire d'un monde, d'une vie, oui ce livre aurait pu s'intituler une vie s'il n'avait pas en lui porté tant d'universalité. Les années décrivent une trajectoire que l’art littéraire parvient à rendre omniscient, elles font figure de mémoire collective des Français de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au XXIe siècle.

Annie Ernaux est née pendant l'occupation en 1940, ses parents ouvriers s’établissent en 1945 à Yvetot en Normandie, où ils achètent un café alimentation. C’est là que l’auteur passe son enfance. Une enfance marquée par la mort de sa sœur cadette juste avant sa naissance. Une enfance campagnarde que sa mère voulait plus distinguée, plus cultivée... (cf Une Femme)
Annie Ernaux est une femme déroutante, militante, défenseure de la lutte des classes, fière de ses origines modestes, féministe... Elle est successivement devenue institutrice, professeure certifiée puis agrégée de lettres modernes. Elle abandonne très vite la fiction pour orienter essentiellement ses écrits sur le matériau autobiographique.


Il me semble essentiel d'évoquer la rétrospective de son œuvre afin de comprendre son procédé d'écriture qui, à la croisée de l’expérience historique et de l’expérience individuelle, dissèque tour à tour l’ascension sociale de ses parents, son adolescence, son mariage, son avortement, la maladie d’Alzheimer de sa mère puis sa mort, son cancer du sein... et cetera.

Les Armoires Vides (1974) sa vie étudiante de lettres modernes
Ce qu’ils disent ou rien (1977) l’adolescence
La femme gelée (1981) son mariage
La Place (1984) – ( Prix Renaudot) : figure du père
Une femme (1989) : figure de la mère
Passion simple (1991) ; l'attente d'un être aimé
Journal du dehors (1993) : la Ville Nouvelle de Cergy-Pontoise ,
La honte (1997) : version sociale de la culpabilité
« Je ne suis pas sortie de ma nuit » (1997) maladie d’Alzheimer de sa mère
La vie extérieure (2000) : observation de la vie des autres
L’événement (2000) : son avortement
Se perdre (2001) : états passionnels
L’occupation (2002) : différence d'âge dans le couple
L’usage de la photo (2005) publié avec Marc Marie : son cancer du sein
Les années (2008) : ...
Mémoire de fille (2016) : son adolescence


Quelques mots sur la structure du texte

Vous pouvez lire ci-après les deux citations qui ouvrent le texte, l'épigraphe qui donnent le ton du livre à venir, l'une de José Ortega y Gasset – philosophe espagnol et l’autre de Tchekhov, les deux évoquent le temps, la mémoire et l’oubli.

« - Oui. On nous oubliera. C’est la vie, rien à faire. Ce qui aujourd’hui nous paraît important, grave, lourd de conséquences, eh bien, il viendra un moment où cela sera oublié, où cela n’aura plus d’importance. Et, c’est curieux, nous ne pouvons savoir aujourd’hui ce qui sera un jour considéré comme grand et important, ou médiocre et ridicule. (…) Il se peut aussi que cette vie d’aujourd’hui dont nous prenons notre parti, soit un jour considérée comme étrange, inconfortable, sans intelligence, insuffisamment pure et, qui sait, même, coupable. »
Anton Tchekhov

« Nous n'avons que notre histoire et elle n'est pas à nous. »
José Ortega Y Gasset




thèmes abordés :
- Temps et mémoire
- Histoire collective et histoire intime
- Aspect socioculturel et déchirure sociale de l’auteure
- la photographie comme catalyseur
- Regard sur six décennies
- Un point de vue féministe
- narration et autobiographie impersonnelle

Comme l'a dit Annie Ernaux  : « elle ne juge pas, elle traverse les choses »

Elle transpose les choses vues. Elle fait de la littérature, l’instrument d’un savoir sur la vie qui ne nous inaccessibles autrement.
Son intérêt marqué pour la sociologie et les appartenances de classe, lui font proposer des récits à partir du matériau réel de sa vie qui en généralisent la singularité pour l’ouvrir à sa dimension collective.
C'est le principe de l'auto-fiction qui caractérise l'ensemble de son œuvre.
Les années porte à son paroxysme cet effort de dépersonnalisation, en étant à la fois le récit anonyme d’une vie de femme née en 1940, et celui d’une génération.
Par un clic photographique qui saisi le temps et le fige, Les années s’égrènent, puis l'écrivain analyse le cliché, le place dans un contexte, le raconte...
A chaque décennie, donc, sa photographie, marqueur temporel d'un instant familier qui dit l'ensemble. Ainsi écrit-elle :

« La distance qui sépare le passé du présent se mesure peut-être à la lumière répandue sur le sol entre les ombres, glissant sur les visages, dessinant les plis d'une robe, à la clarté crépusculaire, quelque soit l'heure de la pose, d'une photo en noir et blanc. »


Les années ne sont pas bâties sous la forme romanesque mais sont une sorte d’autobiographie impersonnelle dans le sens où il n’y a pas d’introspection (l’intime est lié au collectif). Les années sont en effet vues dans leur écoulement chronologique, et non pas dans le traditionnel « je me souviens ».
Il n’y a pas de chapitres, le livre est écrit d’une traite, sans réels paragraphes dont la forme et la ponctuation sont libres.
A chaque « chapitre » entre guillemets, donc, une photographie détaillée et une décennie marquée par le repas dominical : là, où s'élabore le récit familial et social, celui qui parle de la guerre et des origines, des bienfaits du progrès et de la consommation dans les 60's et aujourd'hui de sujet autrefois prohibé à table : la société, l'argent, le sexe ou la politique.

Dans Les années, Annie Ernaux transgresse les formes littéraires établies par sa pratique narrative. Elle abandonne le « je » autobiographique afin d'opter pour une voix narrative collective (« nous » « on ») et la troisième personne du singulier (« elle »), passant ainsi de son histoire individuelle à une sorte de portrait global, unanime, si bien qu'on a parlé « d'unanimisme » pour caractériser l'ouvrage. Cette nouvelle voix narrative permet à l'auteure de présenter l'Histoire d'une génération dans le contexte de la société française de l'après-guerre jusqu'à 2007, société qui repose sur les constructions sociales, de sexe et de classe, notamment.
Le caractère polyphonique de cette narration permet à l'auteure de présenter une histoire davantage inclusive, (terme dont vous avez la définition ici) c'est-à-dire qui représente diverses expériences de vie dans une variété de contextes socio-historiques. Outre ce regard sociologique, son point de vue est éminemment féministe, elle analyse les rapports hommes/ femmes en les inscrivant dans une époque mutante.
inclusive :adj. (1688;lat.médiév.inclusivus). Didact. Qui renferme (qqch.) en soi. Qui contient en soi quelque chose d'autre. ANT. Exclusif.

Comme un catalyseur, l'usage de la photographie, scande le discours et donne le rythme au texte, l'image de l’écoulement quant à elle est rendue par le décousu, les énumérations et le rapprochement d’idées sans lien apparent comme un véritable inventaire où tout se retrouve : en somme un bric-à-brac d’objets, d’idées, jeté pêle-mêle. Son écriture est sobre, dépouillée de fioriture stylistique, On peut par exemple lire :

« habiter une maison en terre battue
porter des galoches,
jouer avec une poupée de chiffon
laver le linge à la cendre de bois
accrocher à la chemise des enfants près du nombril un petit sac de tissu avec des gousses d’ail pour chasser les vers
obéir aux parents et recevoir des calottes, il aurait fait beau répondre »

Au sujet de son procédé d'écriture, elle évoque un style « objectif, qui ne valorise ni ne dévalorise les faits racontés », cherchant ainsi à « rester dans la ligne des faits historiques, du document ». Elle emploie de nombreuses épithètes, de verbes à l’infinitif, une succession voulue d’objets, d’activités, qui coulent à l’instar des années.

Elle caractérise notre époque actuelle par un jeu d'accélération du temps et de précipitation. Le temps de la narration est essentiellement l'imparfait puis le présent de l’indicatif jusqu'au futur qui ouvre le récit. Lire les années, c'est lire 60 années d'impressions et de faits où l'auteure se saisi du temps qui n'est plus et ou elle déplore que l'individu devienne peu à peu si matérialiste, superficiel, avide des choses, une victime du pouvoir d'achat, un être artificiel et ridiculement grégaire. Elle écrit à ce propos :


« L'arrivée de plus en plus rapide des choses faisaient reculer le passé. Les gens ne s'intéressaient pas sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de ne pas gagner assez d'argent pour se les payer immédiatement.......
La profusion des choses cachait la rareté des idées et l'usure des croyances. »


Conclusion

Les années sont une sorte de « recherche du temps perdu » dans laquelle l'auteure enquête sur la réalité grâce à des dates, des réminiscences, des événements, des phénomènes de société, des chansons, des notes de son journal, des photos... Le récit débute vers la fin des années 40 et se poursuit par la réclame à la télé, le confort moderne et les matelas dunlopillo, la guerre d'Algérie ou le Chili d'Allende, Hara-Kiri et Mai 68, Sartre et De Beauvoir, enfin tous ce qui constitue une vie, un temps.

Elle se fait le porte parole de l'esprit d'une époque.

Anecdote :
Pour finir, je trouve amusant, au lieu de simplement vous donner mon opinion sur ce livre, qui vous l'aurai compris m'a beaucoup plu, de vous donner une anecdote sur la façon dont ce livre est arrivé à moi, moi fille de paysan normand, pour qui bien-sûr les mots d'Annie Ernaux résonnent comme un reflet sonore.
La lecture de La Place m'a tant chamboulée que j'en parlais à une amie venue me rendre visite, en utilisant les mots: claque littéraire, connivence totale et cetera

Mon amie me rend un livre que je lui ai prêté, un Paasilina (rien à voir) et m'offre un livre pour me remercier d'être sa bibliothécaire particulière, et voici qu'elle m'offre Les années ! Les années, un livre d'Annie Ernaux, auteur encore inconnue de moi la veille, jamais évoqué jusqu'alors et que je découvrais avec tant d'engouement...

Il y a des instants tels que ceux-ci touchés par la grâce et la perfection.

Et je terminerai par un clin d’œil à notre Proustienne Estelle, qui était la semaine dernière à ma place, par ces mots de Proust qui résume parfaitement la démarche de l'auteure et qui concluent l'ouvrage :

« Sauver quelque chose du temps ou l’on ne sera plus jamais » (p. 242) / cf. Proust.
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Les années qu'Annie Ernaux raconte dans ce livre, sont aussi les miennes, ou plutôt celles de mon adolescence.
La lecture de ce livre m'a replongé dans mes souvenirs.
Je pense, encore aujourd'hui, que les meilleurs années d'une vie sont celles de l'adolescence.
C'est surement pour tout cela que j'ai apprécié cette lecture.
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Annie Ernaux | Prix Nobel Littérature 2022 | "Les Années" | 256 pages | Gallimard | 4.09/5 (1439 notes!)| 2008
Annie Ernaux a gagnée ce prestigieux prix (pour un autre livre). Je me suis dis, Charlyy, il est temps de surfer un peu sur la vague...
Alors : je qualifierais ce roman d'évasif, imagé, poétique.
Il y a ce genre de livres et d'autres : action, dialogues, solidité...
Vous l'aurez deviné, je préfère la deuxième catégorie.
Je conçois que ça parle à beaucoup de gens, et même à de très bons lecteurs (surtout; en fait! ... d'où son prix)!! Mais quand le fil est décousu et nous parle de par son style uniquement... Non, j'aime l'action, je suis pas du genre à m'extasier pour une belle tournure de phrase... J'aime le contenu en génral!
Voilà... Je ne regrette pas d'avoir testé Annie Ernaux et j'aimerais savoir votre avis dans les commentaires... J'aurais dû commencer par son dernier mais celui-ci était moins cher...
Belle journée...
Lien : https://vella.blog/
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