Au plus secret des îles

Ne sachant à peu près rien des serpents mélanésiens, j’ignorais lesquels étaient venimeux et lesquels ne l’étaient pas et je n’ai pas tardé à regretter d’avoir proposé mon aide à Greg. Un après-midi, un serpent d’une taille spectaculaire et d’un tempérament redoutablement irascible est arrivée avec près de la moitié du village dans son sillage. Cette bête à la mine patibulaire mesurait presque trois mètres de long, arborant une teinte brun olivâtre et présentait une énorme tête et un corps épais. Elle avait été ficelée sur une perche à l’aide d’une liane et quand je l’ai déliée à partir de la queue, j’ai pris conscience de sa force prodigieuse. J’ai choisi le plus grand sac de toile que nous avions, j’ai défait des derniers liens qui maintenaient son cou et j’ai promptement laissé tombé cette furie convulsée dans mon sac avant de le fermer et de le nouer solidement. Je ne pouvais le stocker qu’avec les autres sacs de toile en rapide multiplication qui festonnaient les chevrons de notre logis, mais celui-ci était si long que pendant notre sommeil, l’affreuse créature se contorsionnait et sifflait à quelques centimètres à peine au-dessus de nos têtes.

C’est une expérience magique - une sorte de voyage dans le temps - que d’ouvrir, dans un musée, le tiroir d’un vieux meuble de rangement et d’y découvrir les restes d’une créature ayant autrefois peuplé une île tropicale lointaine, spectaculairement transformée depuis longtemps par les effets de l’arrivée des Européens, une créature qui aura fait le tour du monde avant de trouver sa place dans une collection. Ce pelage mité, parfois réduit à un simple fragment, constitue dans certains cas tout ce qui reste d’une espèce entière et cette réalité voile d’une ombre de tristesse infinie le frisson d’excitation qui accompagne son apparition. Il s’agit peut être, en effet, de tout ce que nous pourrons jamais savoir d’une branche de la vie qui a emprunté sa propre voie il y a un million d’années , voire davantage, d’une forme de vie qui jouait autrefois un rôle majeur dans un écosystème insulaire, mais qui est à présent éteinte et que l’on ne verra jamais plus.

Pendant un peu plus d’une décennie, dans les années 1980 et 1990, j’ai exercé le plus beau métier du monde. A la tête d’une équipe de chercheurs, j’ai parcouru les îles tropicales du Pacifique du Sud-Ouest à la recherche de marsupiaux, de chauves-souris et de rats que l’on ne rencontre nulle part ailleurs sur notre planète. C’est une entreprise sans précédent. En l’absence d’inventaire de la faune mammalienne de la région, nous disposions pour tout guide de quelques brefs comptes rendus dispersés à travers la littérature scientifique. Plusieurs de ces îles étaient des pages vierges, car aucun passionné de mammifères n’y avait posé le pied depuis qu’un naturaliste s’y était aventuré en éclaireur du temps de la navigation à voile.

"Cette découverte nous a incités à nous interroger sur l'origine des autres mammifères que nous avions rencontrés sur l'île - wallabies, oppossums et rats. La réponse nous a été livrée par les couches supérieures de Balof; en effet, ces strates contenaient une abondance de débris jetés par des chasseurs préhistoriques qui avaient campé et fait la cuisine dans la grotte. A des niveaux datant d'il y a environ dix mille ans, on voyait apparaître pour la première fois les os du couscous commun, ce qui révélait que l'espèce était arrivée de la Nouvelle-Bretagne voisine, probablement transportée par les humains. Cette constatation nous a étonnés, car c'était le tout premier exemple attesté, dans le monde entier, d'un déplacement volontaire de faune par les êtres humains. A en juger par les maxillaires présents, le couscous s'était rapidement établi, véritable aubaine pour ces chasseurs de l'âge de pierre."

"Après plusieurs heures de marche, nous sommes arrivés dans une clairière à environ six cent mètres d'altitude, où nous avons été témoins d'une scène étonnante. Une jeune femme, tirant sur une pipe faite en épi de maïs et nue comme au premier jour, descendait le sentier dans notre direction. Comme si de rien n'était, elle m'a retiré des épaules mon gros sac à dos et a entrepris de remonter la pente. Pendant un moment, je me suis demandé si c'était les effets de l'insolation ou si j'avais rendu l'âme sur ce versant couvert de kunai pour me retrouver au paradis des Kwaio. J'ai été tiré de ma rêverie par trois femmes, tout aussi peu vêtues, dont aucune n'avait la chance de posséder une pipe en maïs. En passant, elle nous ont décoché des sourires éblouissants et sont allées soulager Mike et nos aides Kwaio de leurs fardeaux."