A priori, rien d'original dans les personnages et dans le décor. En effet, la recherche d'un assassin dans les bas-fonds d'une mégapole tentaculaire aux terrains vagues sombres où se croisent trafiquants d'organe, dealers, prostituées, et policiers corrompus, c'est un décor poisseux assez classique du cyberpunk, surtout si on rajoute la pollution, les pluies acides, et la séparation avec les zones du pouvoir où tout transpire la richesse et l'ordre. de même, l'opposition entre un vieux flic de terrain expérimenté et sa jeune supérieure ambitieuse a déjà été traitée et lue de nombreuses fois...
Sauf que la dédicace apporte dès le début des nuances et une richesse d'interprétation qui permet d'éclairer une partie du récit, en l'inscrivant dans un cadre quasiment mythologique, lui apportant ainsi une profondeur qu'il n'a pas en apparence : « A celles et ceux qui n'ont pas oublié Delphes ».
Il faut d'abord la comprendre au sens premier en rapport avec le cadre du roman : le personnage principal est grec, il convoque régulièrement ses souvenirs d'un monde enfoui. Car Delphes et sa région ont disparu, vendues à un « sous-traitant ». Là, l'auteur est pour moi trop allusif, j'aurais aimé en savoir plus, mais on comprend que des multinationales se partagent le monde, littéralement, achetant des États et leurs populations. Delphes a donc été acheté pour servir de décharge. Ce sont donc d'abord les personnages qui doivent se souvenir de Delphes telle qu'elle était, comme le héros qui utilise une drogue chimique pour revivre ses souvenirs de la Grèce de sa jeunesse.
Nous, lecteurs, ne devons pas oublier Delphes, car c'est un symbole de beauté, et de beauté inutile, qui ne s'achète pas : dans une société mondialisée où tout est une marchandise, même l'immortalité, même l'amour et la confiance, même la nationalité, seule nous reste la beauté pour elle-même. Pour les Grecs, Delphes était l'omphalos, le « nombril du monde », sa fin et son commencement. Dans le roman, elle incarne donc le refus de ce nouveau monde pourri jusqu'à la moelle. Delphes était aussi le lieu du temple de la Pythie, cette prophétesse inspirée par le dieu Apollon. Or, plus de prophétie possible ici, puisque tout est contrôlé, ordonné, que tous les politiciens se ressemblent, ils ne proposent en réalité la même vision d'un futur qu'ils contrôleraient à leur guise. D'où, encore une fois, le refuge dans les souvenirs procurés par la drogue.
Mais, pour les Grecs anciens, le futur n'était pas aléatoire et imprévisible, il est organisé par la déesse Hécate, qui donne ou qui refuse la victoire, et par les Moires, qui filent les destins des hommes. D'ailleurs, les exclus de cette société, les pauvres, ceux qui sont en-bas de l'échelle et qui triment dans la misère, ont une chance de s'en sortir, une loterie comme une porte de sortie vers une vie meilleure, Destiny. le nom n'est pas grec, il est anglais, en écho à cette société globalisée. Dommage que cet aspect ne soit pas plus approfondi, qu'il n'y ait pas un vrai parallèle entre les mythes grecs et cette société future qui n'est même pas post-apocalyptique puisqu'il n'y a même pas eu besoin d'apocalypse pour qu'elle se mette en place, seulement d'une dérégulation à l'extrême de l'économie.
Un cadre peu original, même si l'arrière-plan mythologique évoque la richesse des thématiques de
Laurent Gaudé, que j'aurais préférées pour ma part encore plus présentes pour que ce roman rejoigne ses meilleurs.