Véritable touche-à-tout, l'écrivain français
Laurent Gaudé n'a plus rien à prouver. Lauréat du prix Goncourt en 2004 pour le magnifique
le Soleil des Scorta, l'auteur aime se jouer des genres. On lui doit par exemple l'un des meilleurs romans de fantasy francophone, le sublime
La Mort du roi Tsongor, ou encore le roman fantastico-historique
Cris.
Pas étonnant donc de le voir débarquer là où on ne l'attendait pas pour cette rentrée littéraire.
Chien 51 mixe science-fiction et polar pour mieux reprendre les obsessions et la langue de son auteur. Mais
Laurent Gaudé nous emmène-t-il dans le futur avec autant d'aisance que lorsqu'il nous guide à travers les turpitudes des temps jadis ?
Neuromancien à la grecque
Si vous ne l'aviez pas encore remarqué, l'imaginaire devient de plus en plus courant dans le milieu de la littérature générale.
Chien 51 symbolise parfaitement cette infiltration en pleine lumière puisqu'il ressemble souvent à s'y méprendre à l'univers d'un certain
Alain Damasio et ses Furtifs.
La grande différence, c'est que
Laurent Gaudé écrit infiniment mieux et de façon bien moins artificielle que l'auteur de
la Zone du Dehors.
Commençons par poser le décor. Nous sommes dans un futur plus ou moins proche et Zem Sparak est un « cilarié » (comprendre citoyen + salarié) de Magnapole, une immense mégalopole divisée en trois zones, chacune délimitant des populations de plus en plus riches et puissantes.
Dans la zone 3 où exerce Sparak en tant que flic déclassé (ou "Chien" comme on l'appelle ailleurs), les habitants s'éreintent pour une misère dans le seul but d'entretenir les beaux quartiers de la zone 2…sans même parler de l'opulence de la zone 1 qui appartient à l'élite de l'élite.
Cette Magnapole est la propriété d'une puissance multinationale appelée GoldTex. Dans le monde de Zem Sparak, des pays entiers sont rachetés par les consortiums et transformés à la guise de ces nouveaux propriétaires inhumains pour en tirer le maximum de bénéfice. Originaire d'Athènes, Zem a connu le rachat puis l'exode, la violence et la trahison. Désormais, pour retrouver sa Grèce d'origine, notre Ulysse cyberpunk doit avoir recours à l'Okios, une drogue particulière qui le ramène des années en arrière loin des sinistres caniveaux de la zone 3.
Tout bascule lorsqu'un corps éventré est retrouvé dans une décharge de la zone 3 et que la victime s'avère « cilarié » de la zone 2. Obligé de faire équipe avec Salia, une flic de la zone 2, Zem s'embarque dans une enquête qui le dépasse complètement, perdu dans les limbes de la politique et de l'ultra-capitalisme de la Cité.
Ainsi, nous voici devant un roman de science-fiction mixé à du polar bien noir sous couverture de littérature blanche. Certains parleront de dystopie (et ils auront raison), d'autres insisteront sur l'aspect policier (et ils auront également raison) tandis que d'autres encore y verront un énième récit teinté de mythique et de mélancolie (et devinez quoi ? Ils auront raison aussi).
Laurent Gaudé explore cependant la science-fiction de façon un peu moins convaincante que la fantasy. Pas que sa langue faiblisse ni que ses personnages soient moins convaincants, mais on sent qu'il manque de l'originalité à ce gros mix science-fictif qui n'a pas grand chose de novateur pour qui est familier du genre.
Reste cependant que le français connaît son art et qu'il maitrise son sujet, celui de l'homme face à ses démons, celui de l'individu broyé par la défaite.
Écoutez nos Défaites
Chien 51 est un pur objet de science-fiction par bien des aspects. Et, comme chacun sait, la science-fiction n'est que la conjugaison au futur de nos préoccupations présentes. Normal donc de retrouver dans le roman de
Laurent Gaudé une problématique climatique avec des pluies acides nécessitant une protection de pointe par un dôme climatique devenu vital, normal aussi de s'effrayer devant la toute-puissante capitaliste et des multinationales qui, désormais, régissent la vie des gens et remplacent les États eux-mêmes. Mais
Laurent Gaudé, outre ses aspirations cyberpunk à peine dissimulées, nous livre aussi un polar politique efficace qui ressemble parfois à du Volodine dans le désespoir qu'on y capte. Zem Sparak a échoué. Il s'est battu pour les siens, pour son pays. Il s'est révolté mais il a perdu. Pire, il a trahi. Et depuis, il erre comme un fantôme en quête de son Ithaque, cette Grèce saignée à blanc. Et si la Grèce est le théâtre des opérations de
Chien 51, cela n'a rien d'anodin. À la fois parce que cela permet à son auteur de filer une certaine métaphore antique à propos de son personnage principal et de la Cité (de l'Acropole à Magnapole, il n'y a qu'un pas), mais aussi parce qu'il s'agit de ce fameux pays aux problèmes économiques profonds pour l'Union Européenne dans notre propre univers. le roman, lui, ne joue pas la seule carte de l'exploration science-fictive et l'intrigue se construit comme un polar surligné de noir. On y retrouve des codes clairs, de son enquêteur démoli et solitaire qui cherche la rédemption, prêt à toutes les violences pour (se) faire justice aux rebondissements multiples sur l'identité d'un tueur qui s'avère bien plus politique qu'on ne le croit de prime abord.
Laurent Gaudé, mélancolique et passablement pessimiste, contemple la folie des hommes et l'échec de la révolution. Il nous parle de nos défaites à travers le combat de Salia et Zem, deux amoureux qui n'en seront pas comme si l'amour lui-même était un cul-de-sac…au moins quand il s'attache à l'homme. Il nous parle d'un monde sous contrôle, gavé jusqu'aux yeux de propagande capitaliste et sous la main de fer d'un système policier qui repose autant sur la manipulation que sur la violence. Et puis il y a ce rêve d'immortalité, certainement le plus vieux fantasme de l'humanité, que l'on atteint presque par la « greffe » mais qui se construit sur le sacrifice et le mensonge. Qui s'arrache et qui se revend. Comme un Icare qui retombe sur la Terre pour avoir trop frôlé le soleil.
Et mon humanité en souffrance
Laurent Gaudé n'est pourtant jamais aussi bon que lorsqu'il s'attache à ses personnages. D'un côté Zem Sparak, notre héros en haillons, qu'on humilie volontiers, qui passe son temps dans des rêves brumeux d'un passé qu'il ne touchera plus jamais. de l'autre Salia, enquêtrice qui rêve d'une considération qui lui semble inaccessible, femme dure parce qu'on l'oblige à l'être pour se faire une place dans une société qui ne tolère rien d'autre de sa part.
Au centre, le sexe et l'amour devenus des manipulations éphémères, presque des faiblesses, utilisés par les multinationales pour garder et récompenser ses esclaves.
Et dans la fange de
Chien 51, on retrouve cette puissance qui habite les autres romans de
Laurent Gaudé dès que celui-ci se lance dans des monologues qui semblent ne plus vouloir finir. On retrouve cette langue puissante et ô combien évocatrice qui transforme le récit le temps d'une page ou deux en poésie mélancolique, en confession terrible.
Laurent Gaudé cache en réalité ses obsessions habituelles, ces héros broyés qui font écho aux figures mythiques de jadis et qui errent entre l'Enfer et le Soleil. On y retrouve la fascination pour la défaite qui finit par faire l'histoire comme dans
Écoutez nos défaites. le Français oublie alors le noir avenir qu'il tisse pour capter l'âme de Zem Sparak, ce qui le fracasse et le réanime, pantin d'un jeu politique qui le dépasse largement.
Au fond,
Chien 51 est la constatation d'un échec, celui d'une société qui va vers le cataclysme et oublie la beauté silencieuse du monde pour quelques possessions de plus. Un roman pessimiste et beau à la fois comme seul
Laurent Gaudé arrive à nous en offrir.
Moins puissant que son Roi Tsongor,
Chien 51 a pourtant beaucoup de choses à dire sur notre monde.
Laurent Gaudé choisit la science-fiction pour dire la défaite à venir et emprunte au polar pour construire une intrigue captivante qui explore la mélancolie et les blessures de son héros. Une réussite qui plaira certainement davantage aux lecteurs de littérature blanche qu'à ceux de l'imaginaire. Histoire de sortir de sa zone.
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