À propos d'asservissement durable, colonial et post-colonial, par la monoculture d'exportation – en l'espèce le cacao ivoirien -, une magistrale leçon d'économie politique, pourtant toute de poésie et de verve.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/09/08/note-de-lecture-
cocoaians-gauz/
On savait depuis « debout-payé » (2014) à quel point Gauz est capable, par sa gouaille étagée sur plusieurs niveaux et sa finesse analytique, d'entrechoquer l'apparemment très prosaïque et le hautement politique. Capacité démontrée initialement en confrontant la position du vigile et de l'agent de sécurité d'origines africaines à la société parisienne de consommation et de luxe d'une part, et à l'assise toujours solide de la Françafrique, d'autre part, elle était également éclatante dans «
Black Manoo » (2020), quoique d'une manière devenant extrêmement poignante lorsque le rire du maquis clandestin parisien s'y ralentissait et effaçait.
C'est toutefois dans son «
Camarade Papa » (2018), avec son extraordinaire humour grinçant, qu'il était jusqu'ici allé le plus loin dans la mise en abîme de la colonisation (de l'Afrique de l'Ouest en général et de la Côte d'Ivoire en particulier) face à une lecture marxiste (fût-elle conduite avec la ruse de l'outrance) de l'Histoire, la seule réellement pertinente en l'espèce. «
Cocoaïans », publié chez L'Arche en août 2022, en se concentrant sur la transformation totale de l'économie ivoirienne par le cacao destiné à l'exportation, conduite à partir de 1930 par des sociétés françaises puis internationales de négoce agricole, spécialisées ou non, sous l'égide du colonisateur (« officiel » depuis 1893, une fois tombés les oripeaux du « protectorat »), et poursuivie par les gouvernements indépendants d'après 1960 (qui échouent toutefois à prendre le contrôle effectif des « termes de l'échange » selon l'expression consacrée par Prebisch et Singer en 1950, comme le rappelle Gauz avec sa verve cruelle), pousse cette leçon d'économie politique, inscrite dans la matérialité historique, à ses extrémités nécessaires, avec une incroyable grâce, efficace et corrosive.
Loin de se contenter de cette magistrale leçon d'économie politique (dont la précision technique est digne des meilleurs articles universitaires d'économie sur le sujet, même si le ton en est – heureusement – fort différent : je vous recommande celui-ci, par exemple, particulièrement édifiant), Gauz l'a magnifiée et rendue plus éclatante encore par son art du récit et sa poésie gouailleuse, notamment en mobilisant certains personnages historiques reconstitués, devenus semi-légendaires (la reine Pokou) ou fantomatiques (Jean-Baptiste Marchand, dont on oublie souvent qu'avant l'épisode de Fachoda en 1898 qui le vit être promu commandant, il s'était bien fait la main lors de la conquête de ce qu'on appelait alors déjà le « Soudan français », et que son expertise multiforme en matière de conquête, domination et manipulation pouvait se révéler bien précieuse, une fois mise au goût du jour, pour ses innombrables successeurs officiels et officieux jusqu'à aujourd'hui), certains pionniers des luttes syndicales, autonomistes et indépendantistes, face aux grands propriétaires blancs, aux troupes coloniales et plus tard aux diverses formes de corruption post-coloniale, ou encore certains leaders politiques, chanceux ou malchanceux, ayant encouru en leur temps les foudres de l'ex-puissance coloniale et de ses alliés locaux si prompts à suivre les recommandations des programmes de stabilisation.
Ce n'est sûrement pas par hasard que ce texte magnifique paraît dans la collection Des écrits pour la parole de L'Arche (où l'on trouve d'autres textes décisifs et politiquement tranchants, tels « Autobiographie du rouge » d'Anne Carson, «
Les nouveaux anciens » de
Kae Tempest ou les très collectives « Lettres aux jeunes poétesses ») : la théâtralité « naturelle », pourrait-on dire, de l'inventivité verbale, entre Abidjan et Paris, qu'est capable de manier Gauz, se prête à merveille à cette mise en scène tonique en quelques actes, qui, après avoir inscrit le propos entre l'omniprésent fantôme Marchand et le Treichville de nos jours, va de la forêt de Gbaka en 1908 à Cocody en 2011, en passant par Treichville en 1944, par la place de la République, à Abidjan, le 13 août 1960 et par Cocody en 1985, laissant même le mot de la fin, potentiellement science-fictif en diable, être prononcé à Afridoukou, complétant le trajet parmi les quartiers de la capitale économique ivoirienne, en 2031.
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