Voici un excellent livre de sociologie, riche, juste, circonstancié, incarné. À chaque ligne j'ai reconnu mon histoire, celle de ma famille, me disant : « c'était ça, tellement ça ! », même si, moi, je suis née quelques années plus tard sur la côte, à Arradon près de Vannes, ce qui change certaines données, notamment le lien avec la riche bourgeoisie qui nous employait dès notre jeune âge comme personnes à tout faire, soit dans les demeures de vacances, soit dans les beaux appartements parisiens. Autant dire un autre monde. Ce fut mon cas, dès 14 ans, pour aider mes parents, modestes employés, à payer ma scolarité. Mes grands-parents, métayers dans une petite ferme près de Vannes, étaient les parents de l'autrice, en somme : même mode de vie et de pensée. Nos quelques années d'écart, 6 ans, avaient déjà commencé à tout changer à vitesse grand V : le rouleau des années 60 promettait le progrès et le confort pour tous, formica, frigos et tracteurs à la clé. Machines à laver, pilule, télévision et téléphone, ce serait pour plus tard. Une sacrée libération, si on y songe.
En quatre parties soigneusement détaillées, Marie-Paul Gicquel décrit de l'intérieur, avec précision, sans jugement ni nostalgie, le milieu paysan des années 50 en Centre Bretagne, à Porhoët : le travail, les relations de voisinage, les structures de cohésion sociale, le dit, le non-dit, la fierté de bien faire, de "se débrouiller", l'éducation, l'école, le changement d'époque de l'après-guerre à la modernité planifiée, mécanisée… (Elle parle notamment du remembrement qui reste le plus grand drame de ma petite enfance.) La langue n'est pas oubliée, avec toutes ses expressions populaires, ses proverbes porteurs d'une sagesse séculaire.
À travers cette vie rurale profondément enracinée dans son territoire, l'autrice montre la honte viscérale qu'on trimballe toute sa vie, même si on a fait de grandes études et été reconnu dans d'autres milieux sociaux, ce qui est son cas puisque l'école républicaine pour tous la fit devenir professeur agrégée de Lettres modernes, elle qui parlait gallo, pour ne pas dire patois dans sa famille. Un lien de plus entre nous. Chez moi, en Morbihan sud, on parlait breton, le vannetais. D'ailleurs ma grand-mère paternelle, analphabète, n'avait jamais appris le français. Pas eu la chance de connaître l'école. On disait que je lui ressemblais et j'en éprouvais une très grande honte. On comprend bien dans ce livre le ressenti de transfuge de classe, transfuge d'époque de la génération suivante : le sentiment d'illégitimité, profondément ancré, l'instinct de retrait qui peuvent resurgir à tout instant et rendre muet, bras ballants et joues rosies. Suis-je à ma place ? Quelle est ma place ? Pour ma part, seule la création littéraire et poétique me fait passer outre.
L'autrice, qui a interrogé sa mémoire mais aussi enquêté auprès des Anciens, mêle sans jugement son ressenti personnel à l'aventure collective qui mena le milieu rural à adhérer à la modernité des années 60, à marche forcée le plus souvent, avec ses réussites et ses ratés. On revisite le passé, on interroge le présent au regard de ce qui a été vécu, partagé par toute une population. C'est beau et émouvant de vérité et d'humanité.
Ce livre, à mon sens, mérite une large audience pour sa justesse de témoignage et de ton ainsi que pour ses qualités d'écriture, les mêmes finalement, vives et vivantes, qui caractérisaient son milieu d'origine. Cette mise en perspective de ce qui nous a faits peut nous réconcilier avec notre histoire, notre famille même.
Marilyse Leroux