Elle avait ignoré ce que cachaient ces yeux candides. Le monde enfantin, où se mêlent étrangement folie et sagesse, ne lui était plus accessible.
"Tous les enfants ont en tête dès folies, songea-t-elle. Le malheur, c'est que les miens les font !"
– Mais il faut que vous mangiez ! s'écria le borgne, tragique, vous n'avez plus que la peau et les os. C'est une catastrophe !
– Qu'on arrête de tourmenter ces femmes ! Faites cesser cette orgie !
Elle envoya un coup de pied dans le plateau et renversa les marmites à terre.
– Faites cesser ces cris !
Coriano se hâta aussi vite que le lui permettaient ses courtes jambes. On entendit brailler d'Escrainville.
– Ah ! tu te félicitais qu'elle ait du caractère ! Tu es servi j'espère ! Si mon équipage ne peut plus forniquer sur son propre navire !
Ne plus se sentir seule avec ses espoirs insensés, ses joies tremblantes que le coup de vent glacial du doute rabattait comme une flamme vacillante. Parler avec lui du passé, de l'avenir, ce gouffre inconnu où veillait maintenant pour elle peut-être le bonheur :
« Tu sais bien qu'il y a quelque chose qui t'attend là-bas, au fond de ta vie... Tu ne vas pas y renoncer... »
C'est peut-être la seule chose qui reste entre nous, maintenant, mais n'est-ce pas un lien qui a sa force ?... Je suis sa femme et il est mon époux. Je serai toujours à lui et il sera toujours à moi. Et c'est pourquoi je le chercherai... La terre est grande, mais s'il vit en un lieu de cette terre, je le retrouverai, devrais-je marcher toute ma vie... Jusqu'à cent ans !
Un bel homme, fréquentant la meilleure société, comme lui, se devait d'avoir à ses côtés une de ces filles de grands bourgeois, discrètes, capables, vertueuses, que des mères revêches et des pères tyranniques fabriquaient dans l'ombre de ces mêmes demeures du faubourg Saint-Germain.
Anne Golon - La victoire d'Angélique (1985)