On ne présente plus ce 6ème album d'Astérix, qui doit beaucoup à la passion de Goscinny pour les péplums (que l'on retrouve également dans Astérix Gladiateur, cf. sur le sujet ma précédente critique) et nécessite bien entendu d'être resitué dans le contexte cinématographique de son époque. le film qui transpire presque dans chaque vignette, décor et costume est ici le « Cléopâtre » de Mankiewicz, avec
Elizabeth Taylor dans le rôle de Cléopâtre. La première couverture de l'album, remplacée depuis, est une allusion directe à l'affiche du film et au décompte des moyens exceptionnels qu'il a fallu mettre en oeuvre pour cette « superproduction » hollywoodienne. L'album est pré-publié dans Pilote à partir de 1963 et, si mes souvenirs d'enfance sont bons, publié en feuilleton dans un magazine du XXe siècle tendance catho dont j'attendais à l'époque chaque planche avec impatience et assiduité lors des vacances à la campagne. L'album relié sort en 1965. Les énumérations techniques parodiant le film de 1963 – humour trop daté selon l'éditeur actuel – sont supprimées de la nouvelle couverture qui date de 2002.
Par un retournement de situation assez ironique, c'est aujourd'hui un autre film qui vient à l'esprit et en tête des références lors d'une recherche sur le web lorsque l'on évoque Astérix et Cléopâtre, le film d'
Alain Chabat – Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre – ayant presque éclipsé (sinon fait découvrir) l'album pour les jeunes générations. Plusieurs gags de l'album sont reconduits dans le film, qui dépoussière par ailleurs et enrichit l'humour des années 60 par des références beaucoup plus actuelles.
Revenons à l'album. Les premières pages, une fois n'est pas coutume, présentent des scènes se déroulant loin du village, dans la lointaine Égypte. Les décors somptueux empruntés au film de Mankiewicz sont d'ores et déjà plantés (la statue gigantesque du dieu Horus déployant ses ailes est présente dès les premières pages, viendront ensuite le colossal Sphinx sur roulettes et la felouque royale).
Puis, de façon exceptionnelle en cette année 50 avant
Jésus-Christ, nous sommes en hiver, et il neige. Cet élément climatique, mis en place pour appuyer le contraste entre les deux pays, m'a souvent fait réfléchir sur la chronologie des albums de la collection et sur un mystère à mon sens non encore élucidé à ce jour. Dans tous les albums, l'histoire est supposée se dérouler en 50 avant J.-C. Pas plus tôt, car Vercingétorix a tout juste été vaincu à Alésia et dépose les armes aux pieds de Jules César en 52 avant J.-C. Pas plus tard, car César va franchir le Rubicon en 49 avant J.-C. et marcher sur Rome, alea jacta est, pour en finir avec Pompée, se faire élire Consul, devenir dictateur et mener encore quelques guerres avant d'être assassiné en 44 avant J.-C. Or, dans ce créneau réduit imposé par
L Histoire, il va falloir dérouler tous les scénarios des aventures de nos irréductibles héros sur une seule année, ce qui est bien entendu matériellement impossible. Les aventures d'Astérix seraient-elles une succession d'uchronies menées en parallèles, avec remise à zéro des pendules à chaque nouvel album (comme dans le film « Un jour sans fin ») ? Possible, mais cela n'explique pas la réapparition de personnages déjà rencontrés et gardant le souvenir des précédents albums. de plus, César rencontre Cléopâtre, et plus tard Scipion l'Africain et d'autres personnages réels sans trop de soucis de cohérence avec la chronologie des faits historiques. OK, j'entends déjà votre argument, nous ne sommes pas dans un livre d'histoire, mais, il n'échappera pas à la sagacité des plus jeunes lecteurs que l'hiver réapparaît, ainsi que le printemps en fin d'album, dans Astérix chez les Pictes, toujours au cours de cette même année 50 avant J.-C.
Au niveau des jeux de mots qui parsèment l'album, on est désormais au maximum. Sans pouvoir les citer tous, mes préférés sont : « C'est un Alexandrin » (page 7) ; « – C'est une bonne situation, ça, scribe ?... – Oh, c'est une situation assise… accroupie plutôt. » (page 12) ; « Personne n'aura l'idée de venir faire des fouilles ici. » (page 22) ; « du haut de ces pyramides, Obélix, vingt siècles nous contemplent ! » (Panoramix paraphrasant
Bonaparte, page 23) ; « Nos opinions ne concordent jamais ! » (Obélix devant l'Obélisque de Louxor, page 26) ; « Ouille, ouille, ouille ! » (traduction d'un hiéroglyphe représentant des charbons qui brûlent, page 28) ; « Je me demande, Ginfis, si tu n'as pas bu autre chose que de la potion… » (page 37) ; « Nous sommes ici par la volonté de Cléopâtre et nous ne partirons (…) » (page 38, allusion à la célèbre réplique de Mirabeau – Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes – prononcée salle du Jeu de Paume en 1789) ; « Tactique dite de la tortue » puis « Tactique dite du Lièvre » (page 39, pour décrire les mouvements des légions romaines).
Les personnages féminins (fil rouge de cette série de critiques) se réduisent à : Cléopâtre, bien sûr, omniprésente ; une servante qui apporte des perles à dissoudre dans du vinaigre, page 11 ; deux musiciennes page 42 ; des danseuses qui accompagnent leur reine dans ses déplacements, page 43 ; d'autres danseuses qui accompagnent les Gaulois pendant leur voyage de retour, page 48. Aucune présence féminine gauloise n'est à constater lors du banquet final, ni ailleurs dans l'album.
Pour conclure, ce 6ème album est tout à fait majeur dans la série, il confirme le talent de deux auteurs,
René Goscinny et
Albert Uderzo, arrivés au sommet de leur art. A lire et à relire, sans modération, vous découvrirez encore et toujours des allusions passées inaperçues lors de vos précédentes lectures. Ad arbitrium…