Julien Gracq «
le Rivage des Syrtes » (paru en 1951)
Ayant lu il y a quelques années «
Un balcon en forêt», je suis quelque peu déçu par ce «Rivage des Syrtes».
L'écriture est certes de haute volée, mais me semble surchargée de nombreux passages trop bien écrits, se complaisant dans cette description quasi proustifiante d'un monde en cours de décomposition : la surconsommation permanente de termes à connotation négative comme "lugubre", "sombrer", "lagune", "lassitude", "fièvre", "fiévreuse", "prostré", "gluant", "charnier", "oppressant", "moiteur", "suffocant" (amoncellement relevé en quelques lignes de la seule page 164 !) rend la lecture quelque peu ... lassante justement. Par ailleurs, la personnification de choses (comme «la ville») est poussée jusqu'à rendre certains passages quasi comiques involontairement.
Trame générale : la caste dominante d'une cité depuis longtemps prospère s'est tellement endormie dans son confort qu'il suffit d'un des vieillards manipulateurs utilisant un incident mineur provoqué par le «héros» (qui est bien entendu plutôt un «anti-héros») pour la faire basculer dans un conflit sans aucun intérêt en réveillant une guerre endormie depuis plus de trois siècles, juste pour la réveiller ou plus exactement pour voir si cela va la réveiller.
Tout comme chez
Dino Buzatti («
Le désert des tartares» fut publié en 1940 en Italie, et en 1949 en français), l'un des thèmes structurants du récit est celui de la frontière, qu'il s'agisse de la frontière physique entre deux pays, ou de la frontière temporelle qu'il faudra franchir pour déclencher la «vraie» guerre.
Il s'agirait là d'un récit tiré de l'expérience que l'auteur vécut pendant la période dite de «la drôle de guerre» qui s'étend de la fin 1939 à l'invasion de 1940. Certes. Il n'est sans doute pas interdit non plus de voir une analogie avec la montée vers la Grande Tuerie de 1914-1918 après plus de quarante de paix (entre 1870 et 1914), montée dont on sait maintenant qu'elle fut délibérément orchestrée des deux côtés par une caste dominante «qui s'ennuyait», bientôt relayée par des artistes suffisamment idiots pour croire que la guerre aurait une vertu rédemptrice voire salvatrice.
Petit détail amusant : ce livre étant paru chez l'éditeur
José Corti, il m'a fallu «couper» les pages, ce qui ne m'était pas arrivé depuis bien longtemps ! Dans ma jeunesse, c'était un luxe exceptionnel à mes yeux que de fréquenter de tels ouvrages (ma bourse ne me permettait en général que les livres de poche !), le fait de «couper un livre» m'apparaissait comme un moment tout à fait hors du commun, nécessitant le recours à un «coupe papier», ustensile d'un autre âge.