"- Il n'y a pas d'aiguilles, dis-je.
La vieille regarde le cadran et me dit :
- Il est trois heures moins le quart."
Un conseil : si une vieille femme vous donne l'heure exacte à partir d'une horloge sans aiguille, prenez vos jambes à votre cou et oubliez bien vite ce douteux épisode. Sinon il pourrait vous arriver la même mésaventure qu'au narrateur de cette histoire. Qui d'entre nous aurait envie de se prosterner devant une morte-vivante, et chercher à se débarrasser plus tard d'une dépouille (?) encombrante ? Surtout le même jour qu'on sent venir une grande inspiration littéraire et qu'on a aussi - peut-être - trouvé l'amour de notre vie ?
Sur le site des ouvrages désuets tombés dans le domaine public, le livre de
Daniil Harms me narguait de la même façon provocatrice que le texte qui se cache dedans. Je n'ai cliqué dessus que grâce au billet clairvoyant de ma camarade Michka, connue pour son don de repérer l'invraisemblable, et j'ai tout lu d'une traite : "
La vieille et autres récits" ; vous trouverez ensuite ces "autres récits" regroupés sous le titre "
Incidents et autres proses". Un fatras parfaitement réussi de textes iconoclastes, absurdes, minimalistes (à l'exception de "
La vieille", qui étale son obscure atmosphère catastrophico-hilarante sur une trentaine de pages) et très malins par leur double interprétation.
Daniil Ivanovitch Iouvatchev, né en 1905 à Saint-Pétersbourg, a choisi le pseudonyme "
Harms" pour plusieurs raisons. Sa personnalité, tout comme son oeuvre, était extrême et pleine de contradictions. En russe on l'orthographie "Хармс" : prononcé "harms", ce qui signifie des blessures et des injustices, en anglais. Mais un Anglais ou un Français l'auraient prononcé "charms", ce qui nous mène vers les sorts et les prodiges. Une entité pas commode, et certainement dangereuse pour la société de son époque.
Il a vécu tous les changements qui ont marqué son pays : la révolution, la guerre civile et l'instauration du régime communiste, mais aussi l'effervescence culturelle soulevée par les jeunes avant-gardistes.
En 1931 on l'envoie en Sibérie, pour le faire taire... apparemment à cause de cette phrase : "Vous allez probablement nous reprocher que nos sujets sont irréels et sans logique. Mais qui a dit que la logique du quotidien est obligatoire dans l'art ?... Nous accueillons favorablement la revendication de l'art largement compréhensible, et accessible par sa forme même à un écolier villageois. Mais réclamer cela en tant que seule et unique possibilité nous mènera dans une forêt profonde des erreurs les plus terribles."
Comme vous avez déjà compris, à l'époque du réalisme socialiste ceci était tout à fait inadmissible...
Harms provoquait non seulement par son comportement, mais aussi par ses façons vestimentaires. Un dandy en veste à la coupe parfaite et en pantalon de golf, avec une lourde canne et une grosse bague sur chaque doigt était susceptible de s'attirer des problèmes en Russie soviétique des années 30 rien que par son apparence, et ses écrits étaient loin d'arranger son cas. Il improvisait pour amuser son entourage, et passait son temps en compagnie d'individus pittoresques, d'originaux et de misérables, abordés dans les rues de Saint-Pétersb... pardon !... Leningrad.
On n'écrit plus de textes semblables, on ne les achète plus, et on ne les lit plus. le génie abattu par le marteau rouge a créé quelque chose d'unique. Son goût de l'absurde est sans limite, et son humour n'est pas débonnaire, c'est un rictus sarcastique provoqué par la grisaille du quotidien, par l'orthodoxie moite ou même par une paire de jambes droites. Peu importe le thème, on a l'impression que sous ses mains tout un univers pourrait fleurir même sur une tache de merde écrasée.
Les textes de
Harms décrivent très astucieusement la société russe de cette époque. On dirait des films comiques de
Buster Keaton, dont le scénario aurait été écrit par
Franz Kafka. Les gens y tombent, se blessent, n'arrivent pas à communiquer et ne comprennent rien à ce qui leur arrive, mais ils ne voient pas ces situations comme anormales ; ils s'en accommodent ou meurent. Souvent, on a une critique poilante et abracadabrante du régime et du parti communiste, mais c'est avant tout une critique de leurs représentants... la preuve que même un non-sens apparent peut inspirer au lecteur à la fois un sourire et une intense sensation d'angoisse et de malaise :
"Il était une fois un rouquin, il n'avait pas d'yeux, ni même d'oreilles. En fait, il n'avait même pas de cheveux, alors on l'appelait rouquin juste comme ça. Il ne pouvait pas parler, vu qu'il n'avait pas de bouche. Il n'avait pas non plus de bras ni de jambes. Et même pas de ventre, ni de dos, ni d'échine, et manifestement même pas de tripes. A vrai dire, il n'avait rien du tout. Alors, comment savoir de qui il s'agit ? Il est donc préférable de ne rien ajouter à son sujet."
5/5 pour "
La Vieille", 4,5/5 pour l'ensemble de cette curieuse découverte, en notant uniquement mon impression littéraire et ma compréhension parfois limitée. Un auteur original qui mériterait le retour dans nos librairies, rien que pour le fait que ce genre de textes ne semble jamais vieillir.