Tout avait commencé deux semaines auparavant. Un mardi matin, pour être précis. M. Legros était arrivé en classe et, avec sa franchise habituelle, leur avait déclaré :
– Mes enfants, laissez-moi vous dire que vous n’avez pas très bonne réputation. Dimanche dernier, j’ai participé à un congrès. Rien que des professeurs de français. Presque tous les collèges de France et de Navarre étaient représentés. Eh bien, figurez-vous que durant toute la journée, mes collègues n’ont pas cessé de se plaindre : un lamento général ! Il paraît que le niveau baisse, pire encore, que vous n’avez plus d’imagination. Qu’avec la télévision, la pub et le reste, vous seriez devenus des veaux. Oui, je dis bien : des veaux, tout juste encore capables de ruminer vos chewing-gums... Je vois que tu n’es pas d’accord, Mathias.
– Non m’sieur ! Faut pas exagérer ! Peut-être que le niveau baisse, mais on n’est pas des veaux ! Des idées, on en a encore ! Le chewing-gum, c’est dans la bouche qu’on l’a, pas dans la tête !
– C’est bien ce que je leur ai répondu. La situation est préoccupante, mais pas désespérée. Je n’ai eu aucun succès. L’un d’eux a même ajouté : on voit que vous n’avez jamais soumis votre classe au test du sujet-bateau !
– C’est quoi, m’sieur, le test du sujet-bateau ?
– Oh, rien de plus simple. On donne aux élèves un sujet banal, à bâiller d’ennui. À eux de faire leurs preuves, en déployant des trésors d’imagination.
– C’est vicieux, comme truc, m’sieur.
– Sans doute. Aussi, test ou pas test, rassurez-vous, votre prochain sujet de rédaction ne sera pas un sujet-bateau.
– Vous croyez qu’on n’en est pas capables, m’sieur ? avait repris Mathias. Les sujets-bateau, ça nous fait pas peur.
Surpris, M. Legros avait interrogé sa classe.
– Moi, je suis d’accord avec Mathias, avait affirmé Lucille. On en a marre d’être pris pour des débiles. Donnez-nous un sujet-bateau, m’sieur, un bien nul, et on va voir ce qu’on va voir.
La classe était unanime.
« Un cauchemar, un vrai cauchemar... » Antoine ne trouvait pas d’autre mot. Voilà ce qu’il avait vécu à l’école aujourd’hui. Mais si l’école était finie, le cauchemar, lui, ne l’était pas. Même le vacarme de la ville, les lumières qui commençaient à s’allumer dans les rues de Paris, même les odeurs de marron grillé qui lui chatouillaient les narines, ne parvenaient pas à le chasser.
Antoine en avait gros sur le cœur.
Un bref instant, il s’arrêta pour ajuster sa gibecière et s’engagea rue des Boulets. Les boulets, c’est aux pieds qu’il les avait, à l’idée de devoir retourner le lendemain au collège. Après ce qui s’était passé. Cette histoire était trop injuste.
Toujours aussi furieux, il arriva rue Alexandre-Dumas.
– Alors, Antoine, l’école est finie ? L’oiseau rentre au nid ?
C’était Mme Ledru, la marchande de fruits et légumes. Comme à son habitude, elle avait un mot gentil pour les gens du quartier qui passaient devant son étal, sans jamais lâcher son travail. Mais cette fois, surprise, elle s’arrêta : Antoine n’avait pas répondu. Stupéfaite, elle releva la tête :
– Qu’est-ce qu’il a donc, Antoine ? Aurait-il eu le bonnet d’âne ? Sa langue est-elle tombée en panne ?
Chacun l’aura compris, Mme Ledru adorait quand « ça rimait », comme elle disait. C’était sa façon à elle d’être poète.
Antoine, le visage fermé, continuait sa route.
– Il est devenu sourd, ma parole ! Ou bien il a un problème, ce gosse ! Il est si causant, d’ordinaire !
Là, pour le coup, ça ne rimait plus. Intriguée, elle se pencha par-dessus son étal. Antoine remontait la rue comme un automate.
Tout en alignant ses endives, Mme Ledru se mit à réfléchir :
– Mon histoire de bonnet d’âne ne tient pas debout. Hier encore sa grand-mère m’a dit qu’il réussissait très bien au collège. Il y a sûrement autre chose. Voyons voir... Mais oui, ça y est. J’y suis. C’est bête comme chou. Il est amoureux fou, ce roudoudou ! Pas encore ses douze ans et déjà des peines de coeur ! Ah, il n’a pas fini d’en voir, Antoine, conclut-elle en saisissant une pomme au passage, qu’elle croqua à belles dents.
Soudain l’envie lui prit de rebrousser chemin, d’aller s’expliquer pour de bon, se justifier. Mais il y renonça. Il était trop tard. Mieux valait rentrer et essayer de penser à autre chose.