L'imadjinnation au pouvoir
Saad Z. Hossain est un vrai grand écrivain. Son premier livre traduit en français et édité par Agullo laissait déjà entrevoir un formidable conteur associé à un vrai styliste littéraire, qui plus est doté d'un génial sens de la mise en scène. «
Djinn City » confirme tout le potentiel entrevu à la lecture de «
Bagdad, la grande évasion ! ».
«
Djinn City » poursuit le somptueux travail de
Saad Z. Hossain, mais il ne fait pas que cela. Il parvient à rajouter de nouvelles cordes à l'arc de l'auteur. Dans ce nouveau roman, il s'attaque à tout ce que sa culture possède de mythes, de légendes, mêlant l'étrange et le merveilleux à des considérations contemporaines (et intemporelles).
A ce titre, ce roman est un livre monde, comme peuvent l'être des romans comme « Krâ » ou « Vita Nostra ». Ils sont riches mais demandent un investissement sans faille du lecteur, que ce soit pour entrer dans un univers qui le sort hors de sa zone de confort et d'habitudes, pour assimiler toutes les données fournies par l'auteur ou pour les faire siennes. Les djinns, dans leur grande mansuétude, nous le disent d'ailleurs très clairement : « Patience, dit Thot. Les histoires ont leur propre logique ». Il faut parfois savoir attendre et faire preuve de persévérance pour qu'elle nous soit révélée.
Indelbed, dont le père vient de plonger dans un coma sans fin, découvre que celui-ci était un émissaire des djinns dans notre monde. Les djinns sont des êtres prétentieux, colériques, procéduriers, mégalomanes, susceptibles, un brin égocentriques et limite racistes. Avec de tels traits de caractère, impossible pour eux d'interagir directement avec notre société. Pour vivre libre, vivons cachés… mais les interactions sont inévitables.
Indelbed, autant pour se sauver lui-même, pris dans les intrigues de djinns qu'il est, kidnappé par l'un d'entre eux et dont les intentions ne sont ni plus ni moins que la destruction de l'espèce humaine, que pour tenter de sauver son père, va devoir faire de grands sacrifices pour se libérer.
Son cousin, Rais, le seul membre de la famille d'Indelbed qui semble s'intéresser du sort de celui-ci, va de son côté endosser le rôle d'émissaire laissé vacant par Kaikobad et son fils Indelbed.
Tout l'intérêt du livre réside dans la rencontre entre deux univers : d'une part celui des humains et celui, totalement dépaysant et déroutant, des djinns, d'autre part celui du lecteur et celui, totalement dépaysant et déroutant, de l'auteur.
Mais le fait de proposer une vision détonante, drôle et décalée, de la rencontre de deux mondes que tout oppose n'empêche pas
Saad Z. Hossain de livrer un récit remplit de considérations philosophiques, politiques ou climatologiques.
Le monde des djinns suit ses propres règles, assez hermétiques pour les humains, qui ne se basent, par exemple, sur aucune monnaie ou aucune économie, les échanges se basant uniquement sur du troc d'espèces ni sonnantes ni trébuchantes mais composé de dignitas et d'auctoritas immatériels qui fournissent à leurs possesseurs du pouvoir et de l'autorité. Il n'y a donc pas non plus de gouvernement djinn mais des luttes d'influences constantes au cours desquelles les dommages collatéraux potentiels n'entrent jamais en ligne de compte.
Mais derrière ces « élucubrations » magiques, tour à tour drôles et pleines d'humour ou plus sombres, l'auteur ne se prive pas de passer des messages forts. Il y a d'abord la question de l'hégémonie d'une race sur une autre, celle des djinns sur celles des êtres humains. Les djinns reprochent aux humains leur impact négatif sur leur planète et ne se privent pas d'avoir des vues sur l'espace vital qu'il leur semble nécessaire de posséder. Un tel champ lexical, où il est également question de solution finale, n'est pas innocent : il renvoie à la propre histoire de l'humanité comme pour mieux lui rappeler que la haine de l'autre associée à un sentiment de supériorité ne sont jamais étrangers à l'émergence de dictatures.
La Terre, sous l'action des djinns, est soumise à des dérèglements climatiques de plus en plus nombreux, de plus en plus violents. Mais si dans le récit de
Saad Z. Hossain ce sont les djinns qui se livrent à de telles exactions climatiques, ce n'est certainement pas pour dédouaner l'humanité des abus auxquels elle se livre, au contraire. Les djinns ne manipulent le climat que pour mieux permettre à la Terre de se venger, sur les humains, de leurs négligences coupables.
Rajoutez encore deci delà des considérations sur les origines, sur les manipulations génétiques, sur l'éthique dans les sciences, sur l'impact des libéraux ou les progressistes face aux conservateurs… et vous obtenez un récit d'une richesse presque infinie que nous sommes ravis, en tant que lecteur, de savoir que l'histoire n'est pas achevée et que nous aurons droit à une suite…
- de la chair à canon. Tu sais ce que ça veut dire ?
- Ceux qui crèvent d'abord, répondit Mini-boss avec un large sourire. Pourquoi, la chair à canon ?
- Il y a une vieille maison sur la rue n° 8, dit Indelbed.
- La maison Khan Rahman.
- Tu la connais ?
- Tout le monde la connait. Une vieille baraque. Hantée.
- Et bien gardée, ajouta Indelbed.
- Police, commandos, la totale.
- Sans compter un djinn à l'intérieur.
- Copain à toi ?
- Non. Je vais le tuer.
- Pourquoi ?
- Parce que c'est ma maison.
- Un djinn ne tue pas un autre djinn, on m'a dit.
- Je ne suis pas un djinn. Je suis un putain de dragon.
C'est un putain de livre !
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