L'oeuvre de
Philippe Jaccottet est une de celles qui m'ancrent le plus dans mon attachement à la poésie. J'y reviens toujours, et la relire me fait éprouver à chaque fois toute l'estime que j'ai pour ce très grand et regretté poète.
L'écriture de la lumière d'hiver, de Leçons et de Chants d'en bas, correspond à une période difficile dans la vie de
Philippe Jaccottet. Ils sont tous des recueils qui touchent au thème du deuil.
Le premier, édité en 1969, est particulièrement troublant. L'écrivain y évoque la maladie et la disparition de son beau-père Louis Haestler, « un homme simple et droit ». Touché plus tard par la disparition d'êtres chers, le poète entre dans une période de tourments. Dans ses poèmes, il ne dissimule pas son sentiment de révolte et d'impuissance face à la mort, face à la vacuité de toute existence. Dans une poignante angoisse, il y dénonce l'insuffisance des mots, les carences de l'écriture pour s'approprier l'idée de la mort, sa démesure.
« Une stupeur
commençait dans ses yeux : que cela fût
possible.
Une tristesse aussi,
vaste comme ce qui venait sur lui,
qui brisait les barrières de sa vie,
vertes, pleines d'oiseaux.
Lui qui avait toujours aimé son clos, ses murs,
lui qui gardait les clefs de la maison. »
Le recueil se conclue pourtant par des images plus apaisées, plus lumineuses, comme un essai chez
Jaccottet de réconcilier absence et présence.
Publié en 1974, Chants d'en bas fait suite à une autre période difficile de la vie de
Philippe Jaccottet, celle assombrie par le décès de sa mère survenu la même année.
Le recueil apparaît comme une suite de la méditation engagée dans Leçons. Pour le poète, ce n'est pas encore le temps de la consolation mais celui d'une dure confrontation avec la mort. Cet intense moment, là encore, le plonge dans une remise en question de la parole poétique, de sa légitimité, mais sans la renier tout à fait. Dans des vers libres, sans aucune emphase,
Jaccottet se livre, comme s'il s'adressait à lui-même. le poème apparaît comme le lieu d'une conscience mise en abîme, chargée des fractures du réel.
« Écris vite ce livre, achève vite aujourd'hui ce poème
avant que le doute de toi ne te rattrape,
la nuée des questions qui t'égare et te fait broncher,
ou pire que cela...
Cours au bout de la ligne,
comble ta page avant que ne fasse trembler
tes mains la peur - de t'égarer, d'avoir mal, d'avoir peur,
avant que l'air ne cède à quoi tu es adossé
pour quelque temps encore, le beau mur bleu.
Parfois déjà la cloche se dérègle dans le beffroi d'os
et boite à en fendre les murs.
Écris, non pas à l'ange de l'Église de Laodicée »,
mais sans savoir à qui, dans l'air, avec des signes
hésitants, inquiets, de chauve-souris,
vite, franchis encore cette distance avec ta main,
relie, tisse en hâte, encore, habille-nous,
bêtes frileuses, nous taupes maladroites,
couvre-nous d'un dernier pan doré de jour
comme le soleil fait aux peupliers et aux montagnes. »
Recueil édité en 1977, À la lumière d'hiver semble clore la méditation entamée avec Leçons et Chants d'en bas. Il est une tentative de sortie du deuil, un essai d'intégrer celui-ci à son écriture. Pour y parvenir,
Jaccottet utilise le motif de l'hiver, saison où la nature est dépouillée de tout ornement et où la visibilité se fait ainsi plus vive, plus radicale.
Dans cet hiver symbolique,
Philippe Jaccottet aborde de manière plus apaisée le rapport de la mort à la poésie. Ils ne sont plus les deux termes d'une conflictualité, d'une opposition. Quelque chose de l'écriture, du poème va demeurer, va subsister à l'épreuve de la mort. Dans les poèmes d'À la lumière d'hiver,
Jaccottet en appelle à la lucidité, celle où la mort, la distance, la séparation, le temps même sont rendus visibles, mis en mots.
Le recueil se clôt sur une promenade nocturne dans un jardin. le lieu familier, même plongé dans la nuit profonde, devient un lieu de révélation, de connaissance, de valeur presque initiatique. Tout gagne en pureté, en réconciliation dans les derniers poèmes du livre.
La lumière reste précaire mais elle contient dans sa douce clarté tout l'espace du dehors avec sa finitude, reconnu et accepté.
« Les larmes quelquefois montent aux yeux
comme d'une source,
elles sont de la brume sur des lacs,
un trouble du jour intérieur,
une eau que la peine a salée.
La seule grâce à demander aux dieux lointains,
aux dieux muets, aveugles, détournés,
à ces fuyards,
ne serait-elle pas que toute larme répandue
sur le visage proche
dans l'invisible terre fit germer
un blé inépuisable ? »
.