Voilà un livre dont la beauté va continuer à souffler longtemps dans ma mémoire, nettoyant tout ce qui stagne en moi telles les images sombres de certains livres à suspens, aiguisant mes envies de lectures nippones empreintes, de la sorte, de douceur et de subtilité…Ce livre m'a touchée en plein coeur, piétinant au passage mes craintes d'une littérature japonaise féminine parfois trop sucrée…Ici l'équilibre entre douceur et profondeur est parfait.
Nous suivons une famille japonaise sur plusieurs générations, toute la lignée étant traversée par quelques questions sous-jacentes : Comment se transmet la mémoire à travers les générations, une peur ou une expérience intense peut-elle s'imprimer au niveau des gènes et donc se transmettre à la génération suivante ?
Cette mémoire dans ce livre est constituée des relations entre l'homme et les chevaux, la famille, dont nous suivons l'histoire, devant son existence et sa perpétuation aux chevaux.
Tout démarre comme dans un conte de facture classique. Une jeune fille de bonne famille tombe éperdument amoureuse d'un homme de basse classe sociale, union totalement désapprouvée par son père, chef du village, qui a prévu un tout autre prétendant à sa fille, même si le jeune homme a un don particulier pour élever les chevaux. Lorsqu'elle comprend qu'elle est enceinte, le couple décide de fuir pour ne pas affronter le courroux et l'opprobre paternel. le fiancé emporte avec lui son magnifique étalon, Ao, le seul qu'il possède, dont il s'est occupé avec beaucoup de soin. Après moult péripéties captivantes, ce cheval va sauver cette jeune femme, va faire don de soi d'une bien étrange et terrible manière.
Nous découvrons ensuite son fils désormais adulte, Sutezô. Considéré comme un enfant illégitime dans son village avec ce père absent non marié à sa mère, source incessante des quolibets, il décide de tenter sa chance à Hokkaido, l'île la plus septentrionale du Japon, la dernière à avoir été conquise, avec son cheval, espérant y trouver une terre vierge fertile et démarrer une nouvelle vie. Il quitte ainsi sa mère, considérée comme folle et recluse dans la maison familiale dans une pièce éloignée. En chemin, il ouvre la lettre qu'elle lui a néanmoins écrite avant de partir. Et là, c'est la stupéfaction, le jeune homme découvre toute l'histoire étrange entourant sa naissance, et ce qu'il doit à ce cheval et à ses descendants. Sa dette est immense et il se promet, toute sa vie, d'honorer la mémoire de cet ancêtre équidé sans lequel il ne serait pas là. Telle est la première partie de ce livre, une partie haletante et magnifique, très épique. Ce qui arrive à la femme enceinte, sauvée par le cheval, m'a profondément marquée.
Dans la seconde partie, plusieurs dizaines d'années ont passé et Sutezô est un grand-père toujours très actif. Il vit toujours sur l'île de Hokkaido à élever des chevaux. Cette partie montre comment il a su transmettre son amour et son habileté à élever des chevaux à sa petite-fille, Kazuko, qui est prête à prendre la relève en tant qu'éleveuse. Autoritaire, ferme, il a su honorer sa promesse sans jamais faillir. le sens du devoir et du travail est un élément important du récit qui infuse dans les pensées même de l'enfant comme étant quelque chose allant de soi.
J'ai particulièrement aimé cette seconde phase du récit dans laquelle nous découvrons la faune et la flore de l'île, ses couleurs, ses odeurs, et surtout son vent glacé chargé d'embruns, rempli de cristaux de sel que les vagues gigantesques envoient en gerbes écumeuses lorsqu'elles déchirent les falaises. C'est une nature hostile, âpre, seuls les courageux ont pu y rester, ceux précisément qui se donnent dans leurs tâches et leur mission. Et parfois elle reprend très vite ce qu'elle a donné sans que l'homme ne puisse rien faire, scellant ainsi les destins, dont celui de la famille de Sutezô.
« La mer reflétait les nuages denses et elle était grise comme eux. Sans être particulièrement fort, le vent soufflait continuellement du large. Comme pour compléter le tableau, l'écume courait sur la crête des vagues avant de s'échouer sur la plage, sans nullement s'effacer ».
Dans la troisième partie c'est la voix de la petite-fille de Kazuko, la jeune éleveuse, que nous suivons. Elle se prénomme Hikari. Elle habite loin de Hokkaido désormais avec sa mère et sa grand-mère (Kazuko), et n'a plus aucun lien avec le milieu équestre. Alors que cette dernière vient de subir une attaque cérébrale, à son retour du coma, elle évoque inlassablement ses chevaux comme si sa mémoire ne cessait de revenir à ses jeunes années passées sur l'île de Hokkaido. Hikari va tenter de l'aider en mettant un terme à un chapitre du passé qui était resté en suspens. Elle va ainsi revenir sur les lieux d'enfance de sa grand-mère.
« C'était plus que de l'amour. C'était un lien beaucoup plus fort, indissoluble, réellement fait de chair et de sang. Comment l'appeler autrement que les liens du karma ? le grand-père avait une appréhension concrète, physique, de l'autorité absolue de ce lien et de sa présence constitutive dans les racines de la famille. Et sa petite-fille avait pour devoir d'hériter de cette vision des choses ».
Ce livre est beau, tout simplement beau, tant par la nature évoquée avec sensorialité, que par les liens avec les chevaux relatés, liens à la fois sauvages et domestiqués, ainsi que leur histoire au sein du Japon (notamment la façon dont la race autochtone a survécu malgré la volonté du gouvernement d'éradiquer cette race trop petite). Hommage est rendu à leur intelligence, leur force, leur beauté.
Ce livre est beau aussi par les multiples thèmes qu'il permet d'appréhender. Les questions sur la mémoire trans-générationnelle prennent ainsi tout leur sens car nous le comprenons bien à la lecture de ce livre, toutes les générations sont marquées plus ou moins consciemment par la tragédie vécue par l'ancêtre, enceinte, avec son cheval qui a fait don de soi pour que la maman et le bébé restent vivants. du début du 20ème siècle à aujourd'hui, tous les descendants portent en eux, en filigrane, cette histoire, rejaillissant à la moindre occasion. Tous ont en eux cette dette énorme envers les chevaux.
Le respect, l'amour profond pour les anciens éclot par ailleurs avec générosité et pudeur, comme nous pouvions par exemple le percevoir dans
L'été de la sorcière de
Kaho Nashiki, c'est quelque chose qui me touche beaucoup dans la littérature japonaise.
Ce livre est beau enfin grâce à l'écriture d'
Akiko Kawasaki, puissante, subtile, fine, élégante. Sans fioriture, ni mièvrerie, elle possède à la fois un véritable don de conteuse et une façon poétique de décrire la nature totalement immersive. J'étais sur cette île, j'ai senti le vent fouetter mon visage, senti les embruns poisser mes joues, j'ai senti à plein nez l'arôme de verdure des gléhnies des plages, et j'ai terminé ma lecture les yeux humides, les cheveux un peu en bataille, quelques crins caressant mon âme et le coeur étonnamment léger.