Le firmament

Cette pièce contemporaine, pendant féminin (et féministe) de "Douze Hommes en Colère" mais bien plus que cela aussi, vient de me mettre KO debout et un grand coup au coeur et à l'âme, un de ces coups qui assomme et qui éblouit à la fois, qui bouleverse et incendie. Et je n'ai fait que la lire...! Bien sûr qu'à présent, je ne rêve que d'une chose: la voir sur scène.
Oh, cela devrait être un rêve réalisable. En effet, "Le Firmament" a été joué il y a peu, en septembre au Centquatre à Paris et je crois d'ailleurs que c'est à cette création que l'on doit la parution chez "L'Arche" de la pièce (époustouflante!) de Lucy Kirkwood.

Nous sommes en Angleterre, au printemps 1759, à la frontière entre le Suffolk et le Norfolk. Une époque lointaine donc... L'intrigue de la pièce, toutefois, résonne aussi et presque violemment avec notre XXI° siècle dans un jeu de miroir aussi fascinant qu'intelligent.
Ici et là, on attend la comète de Haley et la vie coule, ordinaire, en cette époque si loin de la nôtre, ce XVIII° siècle loin des lumières.
Sally Poppy a vingt et un an.
Elle est mariée.
Elle va être pendue.
En effet, elle est accusée du meurtre de la fille de son employeur. Son mari a retrouvé la toute jeune domestique dont chacun sait alentour qu'elle a poussé comme de la mauvaise graine, maculée de sang... Justice doit être rendue, et vite.
Oui mais voilà que Sally prétend être enceinte, ce qui, d'après la loi en vigueur, la sauve de la pendaison. Mais quant à savoir si elle dit vrai... Et ce n'est pas les hommes en noir du tribunal qui pourraient en savoir quelque chose. La grossesse est affaire de femme... C'est ainsi que douze d'entre elles sont dessaisies de leurs tâches ménagères et de leur quotidien pour former un jury populaire. Il leur incombe la lourde tâche à elles qu'elles soient déjà mères ou en passe de le devenir, sage-femme, fermière, en âge de procréer ou trop âgées pour cela de déterminer si l'accusée dit vrai.
Tandis qu'à l'extérieur du tribunal, la populace attend le sang, la mort et la pendaison -surtout- promise, Lizzy, Sarah, Kitty, Helen et les autres se livrent à un débat houleux, violent...

Si le diable, les superstitions et la rumeur ne sont jamais loin, conférant à la pièce un petit air gothique, un parfum de Salem aussi qui m'a fait penser pêle-mêle à "La Chasse aux Sorcières", "Un Bûcher sous la neige" et "A la grâce des hommes", "Le Firmament" fait immanquablement penser à "Douze Hommes en colère", pièce de Reginald Rose érigé par le cinéma et les mises-en-scène successives en classique.
On y retrouve en effet la même structure en deux actes, les mêmes questionnements philosophiques quant à au crime et au pardon, la culpabilité et l'innocence, la vie et la mort, la conscience et la morale. Comme dans la pièce de Reginald Rose, les jurés de Lucy Kirkwood sont au nombre de douze et s'affrontent en deux camps bien distincts après qu'une voix se soit élevée pour défendre la vie humaine quel qu'en soit le prix. Ici, c'est Lizzy, la sage-femme, qui se substitue à l'architecte des hommes en colère et qui tente de faire entendre sa voix.
Comme dans "Douze Hommes en colère" enfin, "Le Firmament" met en scène des personnages simples, normaux, pétris de leur culture, de leur éducation, de leurs croyances et restitue avec beaucoup de justesse et de brio la gravité de la situation, la tension qui monte, devenant plus palpable que le plus épais fog londonien entre ces femmes qui tentent de faire justice... Tension qui trouve son apogée à la fin de l'acte II où l'intrigue avance et s'éloigne de son modèle pour proposer une chute plus incarnée, plus nerveuse et passionnelle. Des ces chutes qui bouleversent.

Le vrai miracle de cette pièce magnifique, c'est qu'elle mêle à son atmosphère gothique voire historique et à son aspect "juridique" une vraie dimension féministe qui la rend on ne peut plus engagée et actuelle.
Viol, sexualité, cycles menstruels, grossesses, infertilité, ménopause, violences conjugales, charge mentale... tous ces sujets sont abordés par ces femmes qui dans un mélange d'humour trempé d'acidité et de noirceur absolue font le récit de leurs vies. C'est glaçant. Rien de moins.

Pour toutes ses raisons, ainsi que pour la fluidité de ses répliques et sa profondeur, "Le Firmament" gagne à être connue et reconnue. Vraiment.