Quand il les entendit approcher de la Petite Centrale, le Chien Étrange crispa entre ses épaules sa tête de dogue et il décrocha sa harpe étrange. Il dirigea sur eux une mélodie mortelle, et, comme les drilles joyeux continuaient à avancer dans la rue principale, il appela à la rescousse son fils le Soldat Étrange, son gendre l’Ingénieur Étrange et sa fille la Belle Étrange, et toute la bande se mit à beugler dans des cors et des porte-voix étranges, et à heurter vivement des tambours étranges. Aussitôt, la Petite Centrale se fendilla, les canalisations d’eau hurlante se tordirent vers l’extérieur et leurs vannes s’ouvrirent, les eaux se déversèrent dans les rues, les eaux lourdes et très lourdes, les eaux épineuses et blessantes, très, très blessantes.
Les bylines se présentent sous la forme de poèmes rythmés, prononcés dans une langue solennelle, extrêmement musicale, mais qui rend un travail de traducteur pratiquement impossible.
Pour Elli Kronauer, il s’agissait de gagner un pari : faire connaître à un public occidental ces histoires et ces héros, mais sans donner l’impression qu’il manipulait des documents morts, poussiéreux, appartenant seulement au monde des musées. Il fallait transmettre des voix d’autrefois en leur donnant la force d’une voix vivante.
Afin de ne pas trahir ce qui constitue une des plus belles matières orales dans l’histoire littéraire de l’humanité, Elli Kronauer a donc à son tout endossé les habits d’un chanteur de bylines, et il a choisi de réinventer le monde épique comme seul un barde aujourd’hui aurait osé l’imaginer, si la tradition des bylines avait continué jusqu’à la fin du XXe siècle : en y introduisant des objets contemporains, et surtout une manière de voir (et d’entendre) qui tienne pleinement compte de notre expérience historique récente.
La mémoire poétique d’Elli Kronauer est la même qu’il y a un siècle, mais Auschwitz, Hiroshima, Tchernobyl ont eu lieu et ont laissé sur notre monde des marques indélébiles. C’est pourquoi on ne peut plus croire de la même manière aux valeurs et aux choses du monde, ni les dire de la même manière.
La mémoire est la même, mais elle a changé. Les bylines d’Elli Kronauer sont russes et conformes à leur modèle original, mais elles sont différentes.
Dans les régions les plus septentrionales de la Russie, des lacs de Carélie jusqu’aux rives de la mer Blanche, les bardes existaient encore au début du XXe siècle. Ils s’installaient devant les villageois pour de longues soirées et, en s’accompagnant d’un instrument à cordes pincées, les gousli, ils déclamaient des chants épiques qui s’étaient transmis oralement depuis près de mille ans, les bylines.
Des ethnologues ont collecté les textes de ces chants, on dispose même de quelques enregistrements sur cire, mais la vieille culture orale n’a pas résisté au contact d’une nouvelle ère historique, et, déjà, très menacée, elle est allée vers son extinction. L’une après l’autre, les voix des derniers bardes se sont tues.
Ils descendirent la rue aux Loups, on les vit sautiller et danser autour de la Petite Centrale, comme enveloppés d’un nuage de musique, puis ils traversèrent le pont de fer rouillé qui enjambe la Smordine ; ils franchirent les murailles zébrées de crevasses et de mousses, et, le temps qu’un sablier s’écoule, ils furent hors du quartier d’Arkhangelsk, déjà en vue des steppes et des étendues immenses. Alors ils s’engagèrent sur le chemin du royaume sans nom qu’administrait le Chien Étrange.