Le salon de l'anathème...
Voici bien un titre énigmatique! Il ne prendra réellement tout son sens qu'à la lecture du dernier chapitre.
D'abord, il y a le narrateur, Raphaël, vingt-neuf ans. Il a terminé ses études mais, encore plus ou moins dépendant de sa mère, n'a exercé pour le moment que de petits boulots, menant une vie de bohème. Il n'a qu'une obsession, un rêve, un fantasme peut-être, devenir écrivain. Pas un petit écrivaillon, non, un vrai écrivain, un grand parmi les grands, qui ne vivrait que de sa plume. Il a d'ailleurs des idées très arrêtées sur ce qu'est le travail d'écriture.
Seulement, pour le moment, il est surtout confronté au syndrome de la page blanche. Il cherche désespérément un incipit, un début percutant. Les mille premiers mots qui lanceront son roman. Il est persuadé qu'une fois ces mille premiers mots trouvés, la suite viendra naturellement.
Il décide alors de quitter un temps sa mère, sa ville, et de s'exiler au calme, à la campagne, afin de trouver l'inspiration et d'écrire sans être dérangé.
Mais rien ne vient. Toujours cette fichue page blanche. Jusqu'au jour où il rencontre une jeune coiffeuse pétillante. Il la trouve très mignonne, bien qu'elle ne réponde pas exactement aux canons habituels de la beauté. Peu importe, il tombe éperdument amoureux et finit par la séduire.
Ils s'installent dans une vie commune, idéale au début. Ils discutent de tout, mais ne sont pas forcément du même avis, aucun ne parvenant réellement à convaincre l'autre. Chacun campe sur ses positions. Mais l'amour permet de trouver un terrain d'entente et de glisser les divergences sous le tapis.
Tout est exprimé du seul point de vue du narrateur, Raphaël. Celui-ci est très affirmatif dans ses convictions, ce sont des certitudes, il se montre très sûr de lui, parfois professoral. Il sait. Les avis de sa compagne, Ève, sont plutôt des interprétations de ce qu'elle peut dire ou penser. Les concessions que chacun accorde à l'autre semblent plutôt feintes.
Le lecteur sent bien que tout cela ne va pas durer éternellement.
Cette expérience amoureuse donne cependant à Raphaël le déclic qui impulsera l'écriture de son roman. Il va tout simplement raconter sa propre histoire en se contentant de modifier les deux noms des personnages. Raphaël devient Carl et Ève sera Louise.
Au fil des jours, la situation évolue. Progressivement, la fiction qu'il écrit et la réalité de sa vie vont s'éloigner tandis que dans la vie du couple, les premières fêlures apparaissent. Puis c'est la réapparition de l'ex d'Ève qui va tout gâcher.
Tout dérape très vite. Raphaël tente de rattraper cette vie qui lui échappe en se réfugiant dans l'écriture de son roman qu'il peut maîtriser. le livre s'éloigne de plus en plus de la réalité, jusqu'à ce que le romancier en herbe ne sache plus faire la distinction entre ce qu'il vit réellement et ce qu'il écrit. La confusion est totale. Il commet alors un acte qui va provoquer la rupture définitive entre les deux amoureux. Mais cet acte, l'a-t-il réellement commis, ou l'a-t-il simplement écrit ? Il n'en sait rien.
Le roman de
Julien Lachèvre, excellemment écrit, met en scène deux personnages attachants mais entêtés, si réels et vivants que l'on a envie à chaque page de les raisonner, de leur expliquer, de leur dire de faire un petit effort, d'écouter plus attentivement ce que l'autre exprime de manière pas suffisamment explicite, de se montrer plus prudent, plus conciliant. Quelquefois, ou aimerait même les secouer… Au fil des pages que l'on tourne de plus en plus fébrilement, on sent que l'affaire va mal tourner, mais on garde espoir qu'au final, tout finira par s'arranger…
Evidemment, je ne vais pas spoiler le roman, c'est à dire vous en dévoiler la fin, je ne veux pas le « divulgâcher », comme on dit au Québec. A vous d'en découvrir les ultimes rebondissements en lisant ce récit passionnant.
Le salon de l'anathème est aussi une réflexion sur ce que représente pour un romancier l'acte d'écrire, et au-delà de cet acte, le risque qu'il court à s'égarer dans la fiction et à perdre de vue la réalité. Chaque écrivain le sait bien : lorsqu'il est plongé dans l'écriture d'un roman, il crée un monde peuplé de personnages, mais il y vit aussi, fictivement, certes, mais fictivement tout de même. Il a parfois du mal à s'en extraire. Si cette fiction est directement inspirée de sa propre vie, le risque de confusion est grand, surtout s'il est un romancier débutant et qu'il ne dispose pas encore des clés de l'auteur expérimenté, celles qui lui permettraient de se protéger. C'est ce qui perdra le héros, Raphaël. Son égarement est restitué de manière remarquable dans la dernière partie du roman.