Dans cet opuscule, court mais fondamental, Claude Lancelin, ancienne directrice de l'Obs, analyse la dérive du système médiatique et journalistique français vers "un système d'information gardienné dans sa quasi-totalité par les entreprises du CAC 40" où la presse et les médias sont devenus un outil d'influence politique au service d'une poignée de milliardaires - des Télécoms ou d'autres secteurs clés de l'économie - qui en sont les propriétaires (« actionnaires principaux »).
Elle s'attache à démontrer sept idées fausses sur les médias : d'abord que les actionnaires "n'interviennent" pas dans leur ligne éditoriale, ensuite qu'on ne peut pas se passer de ces grands capitaux privés, qu'on ne peut pas critiquer les médias sans attaquer des personnes, les journalistes, qu'il y a une diversité d'opinions exprimées dans le paysage médiatique français, qu'il existe une neutralité journalistique, que les journaux sont, de façon inconditionnelle, une force démocratique , enfin que le pouvoir des médias est surestimé.
Pour chaque point, elle fait brillamment, preuves à l'appui, la démonstration du contraire, car en tant que journaliste expérimentée et passée par divers titres, elle connait fort bien le sérail et ses règles, ses figures et ses actionnaires. Mais elle ne s'en tient pas là et dénonce aussi de façon très critique l'illusion d'une information plus large donnée à tort par les réseaux sociaux, multinationales qui obéissent à une logique purement commerciale, dont les algorithmes enferment leurs usagers dans des « bulles de filtrage », sans compter l'inondation des « fake news ».
Servie par une écriture brillante et percutante délivrant une analyse remarquablement juste, voilà une mise en garde que chacun - chacune - devrait lire pour savoir comment et par qui il est informé et comment on fabrique son opinion.
Engagée, Claude Lancelin, certes ; critique, à coup sûr ; lucide, surtout, dans un domaine où les faux semblants sont de règle et dont l'influence sur la vie démocratique est sous-estimée.
Commenter  J’apprécie         90
Les réseaux sociaux sont un modèle économique basé sur la computation de données, aux antipodes d'un quelconque souci d'informer équitable et démocratique. Si vous ne payez pas, répétons-le, c'est que quelqu'un d'autre, quelque part, paie à votre place pour que vous ayez ce que vous lisez sous le nez, et il s'agit généralement d'annonceurs. Or, entre autres inconvénients, ces derniers ont tendanciellement les mêmes intérêts oligarchiques que les actionnaires des médias. Donc, il se trouve que, en vous informant seulement ainsi, non seulement vous détruisez les chances de survie du journalisme de qualité, mais en plus vous contribuez à renforcer l'homogénéité idéologique de l'information produite. (p.70)
D'abord, il est pernicieux de faire reposer sur des individus, leur résistance et leur intégrité isolées, le devoir de contrebalancer la puissance de groupes entiers. Quand le CAC 40 a fait main basse sur les médias, quand l'intégralité des chaînes d'information en continu pesant de tout leur poids sur une présidentielle sont dans la main d'un Drahi et d'un Bolloré, on ne peut pas se contenter de dire : il y a des petites mains qui travaillent très bien dans leur coin, certains journalistes ont une vraie éthique, figurez-vous, il n'y a pas que des idiots utiles ou des vendus dans ces chaînes-là.
Nul n'en doute, à vrai dire, mais ce n'est pas la question. On ne peut pas tabler sur l'héroïsme ordinaire d'un salarié, si tant est qu'il soit même ponctuellement praticable, pour aller à l’encontre de l'orientation politique générale de ses employeurs - supérieurs hiérarchiques et autres possesseurs de son groupe. D'autant moins que les réductions d'effectifs drastiques dans la presse, en dégradant le marché de l'emploi pour les journalistes, ont totalement déséquilibré le rapport de force avec les directions. Là encore, comme aux États-Unis dans les années 1990, l'autonomie de la profession est en passe d'être détruite par le chantage à l’emploi. (p.54-55)
Il est pourtant assez évident que dans une société démocratique, où le suffrage universel existe encore, et cela même s'il est en passe de devenir une farce organisant l'impuissance collective, le contrôle capitalistique des médias est une question politique cruciale. Il est évident que ce constat-là n'a rien à voir avec un propos conspirationniste, et que prêter des arrière-pensées aux géants des télécoms quand ils investissent dans les médias n'a rien à avoir avec le fait d'être agité par les Illuminati ou une quelconque autre société secrète horrifique du type Skull and Bones. Il est évident que lorsque, comme eux, on opère sur un marché régulé par l'État, un grand titre ou une chaîne peuvent notamment être des leviers d'influence décisifs. (p.18)
On en appellera à nouveau sur ce point à Jaurès, directeur de L'Humanité. Ce qui frappe en relisant son premier éditorial de 1904, c'est de quelle façon sa très haute conception du journalisme nouait le souci de l'exactitude factuelle à la radicalité de l'engagement, sans que les deux choses apparaissent nullement contradictoires. Extrait : "La grande cause socialiste et prolétarienne n'a besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. Elle n'a besoin ni qu'on diminue ou rabaisse injustement les adversaires, ni qu'on mutile les faits. Il n'y a que les classes en décadence qui ont peur de toute la vérité".
Là encore, tournons nos regards vers les États-Unis, où les géants des télécoms comptent également parmi les groupes de pression les plus redoutés et les plus influents de tous ceux qui cherchent à avoir les faveurs du Capitole. Une fois encore, nous vivons avec vingt ans de retard le désastre du journalisme américain, et nous en franchissons patiemment toutes les étapes, commettant les mêmes erreurs. (p.40)
Aude Lancelin : Prix Renaudot pour une plume vengeresse.