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Romane Lafore (Traducteur)
EAN : 9782073017444
176 pages
SCRIBES (06/04/2023)
4.42/5   18 notes
Résumé :
Ils ont un bel appartement à la décoration soignée. Un job qu'ils aiment. Des amis intéressants. Une vie amoureuse stable. Bref, ils ont tout pour être heureux, et d'ailleurs ils le sont. Vraiment ? Un couple d'Italiens s'installe à Berlin. Webdesigners, ils explorent à fond la vie d'expatriés que leur offre la capitale allemande. Elle correspond en tout point à ce qu'ils avaient rêvé et aux images de réussite qui saturent les réseaux sociaux.
Mais derrière l... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (4) Ajouter une critique
Un petit Insta ? Clic ! Aimez-vous prendre une photo, et que cette photo soit plus belle que la réalité ? Une réalité magnifiée, arrangée ! Aaah les clichés de vacances partagés par les amis plus ou moins proches… , les sourires, la vue de carte postale, les intérieurs design, soignés, dans lesquels rien ne traine, pas le moindre jouet d'enfant ni grain de poussière.
« Tout est vraiment parfait, dira la story associée. C'est vraiment comme sur les images » (p.172)

Anna et Tom, deux millennials, ont quitté leur Italie natale pour Berlin au grand désarroi de leurs familles.
A Berlin on peut rêver sa vie autrement, loin du regard étriqué des amis d'enfance et de la famille, se loger pour plus grand, on vit mieux avec moins.
A vingt ans, la vie leur sourit, tout est design dans leur vie, ils pensent, mangent, dorment, travaillent design.
Normal ils sont tous les deux web designer et travaillent toute la journée sur écran, pensant ergonomie, charte graphique, …mais aussi réseaux sociaux, uber, amitiés avec d'autres expat. Tout défile à une vitesse vertigineuse comme les images du téléphone sous le pouce ; le temps, les soirées, les amis, les voyages comme les photos et posts likés et commentés à longueur de journée.
Mais dix ans plus tard, quel est le bilan ? La carte postale berlinoise les fait-elle toujours autant rêver ? Quelle est leur part travail et de chance dans ce qu'ils ont accompli ?
Vincenzo Latronico offre avec ce livre une bonne vision de la génération Y (dont il fait lui-même partie), de ses modes de vie et de pensée. L'auteur revendique s'être inspiré du livre « Les choses » de Georges Perec pour écrire celui-ci, une sorte de « revisite » si chère à Top Chef et Cyril Lignac.
L'auteur se tient à distance de ses personnages, et ne se prive ni de les égratigner ni de les ériger en porte-étendards stupides de la gentrification. Cependant, il y a chez Anna et Tom, indubitablement, une part importante de nous-mêmes impossible à renier, nous qui passons tant de temps sur nos écrans à chercher le meilleur produit, faire la meilleure affaire, ou plus prosaïquement travailler … ou surfer sur babelio…
L'analyse est intéressante, le parti pris de l'auteur d'avoir des personnages fades, lisses, et archétypaux, si je comprends sa démarche, m'a laissée tout de même un peu sur ma faim et m'a désarçonnée.
A l'heure de mettre des étoiles, je tergiverse : je pourrai mettre 5 pour la démarche et les idées, mais le traitement m'a un peu ennuyée avec souvent des paragraphes trop longuement étirés sur une bonne idée. La distance voulue par l'auteur m'a rendue indifférente aux errements et pérégrinations de Tom et Anna. La machine a fini par tourner à vide dans un énorme ventre mou (dû probablement au trop-plein de bière), Vincenzo Latronico ressassant ses idées au fil des pages.
Heureusement, j'ai regagné en intérêt dans les deux derniers chapitres nommés Simple et Futur, j'en ai cependant été un peu frustrée car ils se sont avérés trop courts à mon gout alors qu'ils auraient pu permettre à l'auteur de développer de nouvelles idées.

Même si ce roman aurait gagné à être un peu plus abouti et incarné selon moi, et un peu moins conceptuel pour emporter complètement mon adhésion, le nom de Vincenzo Latronico est incontestablement à retenir pour cet auteur talentueux, et sa critique subtile de notre société de l'image et de consommation, notre quête insatiable du toujours mieux.
Il mérite de trouver son public (et à tout le moins un public plus nombreux étant donné le faible nombre de lecteurs actuels sur babelio). Alors je vous conseille cette lecture, si ce billet et son sujet ont éveillé votre curiosité.
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La recherche d'une vie captivante

Tom et Anna sont 𝑤𝑒𝑏𝑑𝑒𝑠𝑖𝑔𝑛𝑒𝑟𝑠, travaillant en 𝑓𝑟𝑒𝑒-𝑙𝑎𝑛𝑐𝑒 depuis leur domicile, sorte d'𝑜𝑝𝑒𝑛 𝑠𝑝𝑎𝑐𝑒 pour jeunes 𝑠𝑡𝑎𝑟𝑡𝑢𝑝𝑒𝑢𝑟 ; jonglant entre boîte 𝑚𝑎𝑖𝑙, 𝑃ℎ𝑜𝑡𝑜𝑠ℎ𝑜𝑝, 𝐼𝑛𝑑𝑒𝑠𝑖𝑔𝑛 et les notifications 𝐼𝑛𝑠𝑡𝑎𝑔𝑟𝑎𝑚, 𝑇𝑤𝑖𝑡𝑡𝑒𝑟 et 𝐹𝑎𝑐𝑒𝑏𝑜𝑜𝑘. Bienvenue dans la vie des habitants privilégiés du village global.

Après leurs études, Tom et Anna, jeune couple italien, décident de s'expatrier à Berlin. Ils apprécient tout de cette ville ouverte au monde : la vie sociale, les sorties dans les bars ou restaurants végans à la mode, les vernissages d'expos d'art contemporain et les soirées arrosées d'alcool et de drogues. Ils côtoient les mêmes jeunes occidentaux branchés : professionnels du graphisme ou de la publicité, artistes ou architectes, et adoptent le même mode de vie que des milliers d'habitants des centres urbains : repas livrés, quotidien 𝑢𝑏𝑒́𝑟𝑖𝑠𝑒́, 𝑎𝑝𝑝𝑙𝑒-𝑖𝑠𝑒́, 𝑛𝑒𝑡𝑓𝑙𝑖𝑥𝑖𝑠𝑒́.

« 𝑑𝑒 𝑙𝑎 𝑚𝑒̂𝑚𝑒 𝑓𝑎𝑐̧𝑜𝑛 𝑞𝑢𝑒 𝑙𝑒𝑠 𝑑𝑖𝑓𝑓𝑒́𝑟𝑒𝑛𝑐𝑖𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛𝑠 𝑔𝑟𝑎𝑝ℎ𝑖𝑞𝑢𝑒𝑠 𝑞𝑢'𝑖𝑙𝑠 𝑣𝑒𝑛𝑑𝑎𝑖𝑒𝑛𝑡 𝑎̀ 𝑙𝑒𝑢𝑟𝑠 𝑐𝑙𝑖𝑒𝑛𝑡𝑠 𝑒́𝑡𝑎𝑖𝑒𝑛𝑡 𝑙𝑒𝑠 𝑚𝑒̂𝑚𝑒𝑠 𝑞𝑢𝑒 𝑐𝑒𝑙𝑙𝑒𝑠 𝑣𝑒𝑛𝑑𝑢𝑒𝑠 𝑎̀ 𝑑𝑒𝑠 𝑚𝑖𝑙𝑙𝑖𝑒𝑟𝑠 𝑑𝑒 𝑐𝑙𝑖𝑒𝑛𝑡𝑠 𝑝𝑎𝑟 𝑑𝑒𝑠 𝑚𝑖𝑙𝑙𝑖𝑒𝑟𝑠 𝑑𝑒 𝑐𝑟𝑒́𝑎𝑡𝑖𝑓𝑠 𝑎̀ 𝑡𝑟𝑎𝑣𝑒𝑟𝑠 𝑡𝑜𝑢𝑡 𝑙'𝑜𝑐𝑐𝑖𝑑𝑒𝑛𝑡, 𝑢𝑛𝑒 𝑎𝑠𝑝𝑖𝑟𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑖𝑑𝑒𝑛𝑡𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑎̀ 𝑢𝑛𝑒 𝑣𝑖𝑒 𝑑𝑖𝑓𝑓𝑒́𝑟𝑒𝑛𝑡𝑒 𝑎𝑛𝑖𝑚𝑎𝑖𝑡 𝑑𝑒𝑠 𝑚𝑖𝑙𝑙𝑖𝑒𝑟𝑠 𝑑'𝑎𝑢𝑡𝑟𝑒𝑠 𝑟𝑒𝑝𝑟𝑒́𝑠𝑒𝑛𝑡𝑎𝑛𝑡𝑠 𝑑𝑢 𝑚𝑒̂𝑚𝑒 𝑠𝑒𝑔𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑠𝑜𝑐𝑖𝑜-𝑒́𝑐𝑜𝑛𝑜𝑚𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑎𝑢 𝑠𝑒𝑖𝑛 𝑑𝑒 𝑙𝑒𝑢𝑟 𝑔𝑒́𝑛𝑒́𝑟𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛. »

A première vue, aucun grain de sable dans ce tableau dressé de leur vie. Mais la réalité n'est pas toujours fidèle aux belles images qu'on montre de soi sur les réseaux sociaux. Cette quête d'une vie enthousiasmante n'est jamais assouvie : cette singularité recherchée ne renvoie qu'au même, présent dans toutes les capitales occidentales, où se croisent les bénéficiaires de la mondialisation heureuse. Tom et Anna désirent se différencier mais représentent l'archétype de leur milieu, assujettis au conformisme de leur classe et favorables à tout ce qui est dans l'air du temps (luttes féministes, LGBT, pro-migrants).

Ils ne sont que les petites mains de l'hyper-classe et restent soumis à la gentrification qu'ils ont contribué à faire advenir, et à l'incertitude des contrats qu'ils signent. Ils ne construisent aucun lien véritable, aucune amitié sur laquelle compter, moins durable que les plantes tropicales (la monstera de la couverture) qu'ils entreposent dans leur 𝑏𝑜𝑤-𝑤𝑖𝑛𝑑𝑜𝑤.

Vincenzo Latronico montre la disparition des spécificités nationales (celles régionales étant définitivement enterrées) : ces jeunes urbains d'Europe de l'Ouest ou des USA parlent un anglais appauvri, 𝑔𝑙𝑜𝑏𝑖𝑠ℎ universel que tous comprennent. Dans ces centres-villes où arasement des particularismes va de pair avec déracinement, ils commentent la vie politique américaine qu'ils connaissent mieux que celle de leur pays natal ou d'adoption.

L'auteur, en anthropologiste méticuleux, détaille le mode de vie, les contradictions, les ressorts de ces urbains déracinés, entre leur vision du monde sans limite et leur perte de sens et de repères. Cette histoire des années 2010 est parue dans la collection Scribes de Gallimard en avril 2023.

Lien : https://www.facebook.com/pho..
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Dans Les Choses (1965) de Georges Perec, Jérôme et Sylvie, parisiens, réalisent des enquêtes d'opinion, embrassant la modernité, tout en restant à la lisière de celle-ci à cause de leurs revenus modestes et de leur incapacité à changer de classe. En quête de liberté, désireux d'être au coeur du monde, mais soumis au matérialisme, aux apparences et aux modes, ils se retrouvent confrontés à leur impuissance et au vide de l'existence. Dans Les Perfections (2023), Vincenzo Latronico déplace Jérôme et Sylvie au XXIe siècle, à Berlin, sous le nom de Tom et Anna, vingtenaires italiens. Tout comme dans Les Choses, le couple, dont les deux membres sont interchangeables, n'a volontairement aucune personnalité et est étudié tel un échantillon représentatif d'une tendance sociale. Si le roman de Georges Perec est sous-titré Une histoire des années soixante, celui de Vincenzo Latronico pourrait s'intituler Une histoire des années 2010 ou Une histoire de la génération Y.

Tom et Anna sont designers. Ils travaillent en free-lance de chez eux, leur appartement transformé en open space familial, les yeux focalisés toute la journée sur Photoshop, Indesign et leur boîte mail, mais l'esprit sans cesse interrompu par des stories Instagram et des notifications Facebook. Ils sont riches et privilégiés, mais se considèrent toujours en deçà de ce qu'ils pourraient être, avec l'intuition que tout pourrait disparaître du jour au lendemain, avec le déclassement comme épée de Damoclès au-dessus de leur tête, et la conviction de rester précaire malgré tous leurs signes de richesse – financière et culturelle – extérieure. Ils ont peur d'être contents de s'être contentés. Ils appartiennent à une génération où tout le monde aspire à sortir de la masse, si bien que personne n'en sort. « Naturellement, de la même façon que les différenciations graphiques qu'ils vendaient à leurs clients étaient les mêmes que celles vendues à des milliers de clients par des milliers de créatifs à travers tout l'Occident, une aspiration identique à une vie différente animait des milliers d'autres représentants du même segment socio-économique au sein de leur génération », écrit Latronico.

Dans un monde où le niveau du débit internet devient le maître étalon de la capacité à habiter un lieu, Tom et Anna n'arrivent jamais à être heureux sur le long terme. Leur magnifique appartement est en bordel, leurs relations sexuelles ne sont pas à la hauteur de la fantaisie attendue, les relations amicales pas aussi intenses qu'elles pourraient l'être, le quotidien trop répétitif. Chaque changement de vie est gâché par l'idée qu'il aurait pu être fait plus tôt, tandis que les mauvais moments, avec le recul, s'avéreront être des belles expériences dont on n'a pas su profiter.

La force des Perfections et de l'enquête sociologique qu'il propose se trouve dans la parfaite distance trouvée par l'auteur. Tom et Anna sont un objet d'étude, dont la description emprise de cynisme ne tombe jamais dans le mépris. La difficulté à trouver le bonheur, qui caractérise le couple, ne constitue pas une spécificité dont se moque Latronico. Tom et Anna veulent être différents alors qu'ils constituent un archétype de classe. Nous voudrions voir dans ces personnages un sujet éloigné, dont nous ne partageons ni les défauts ni les aspirations. Mais à l'image des deux protagonistes, nous sommes également comme tout le monde, souffrant des mêmes maux, des mêmes incapacités et des mêmes réflexes générationnels.

Cet entre-deux – entre cynisme et affection – est résumé par cette phrase du roman sur le rapport de la génération Y aux réseaux sociaux : « Les sociologues de cinquante ans, aveuglés par leur propre expérience, parlaient de narcissisme. Les vulgarisateurs en neurosciences avaient recours au lexique de la dépendance aux drogues et aux sucres, à celui de la dépression. Anna et Tom y voyaient des simplifications de technophobes. Ils sentaient que ce n'était pas ça. Mais ce n'était pas non plus pas ça. » Une manière de dire que nos vies sont simultanément ridicules et touchantes.

Atout final des Perfections : sa langue précise et détaillée, vide de tout oripeau, sans manquer de sensibilité, sublimée par la traduction de Romane Lafore, à qui l'on doit aussi le magnifique Belle infidèle (Stock, 2019).

Lien : https://www.playlistsociety...
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Roman découvert grace à une chronique sur France Inter, rapidement lu, mais qui en même temps soulève de nombreuses questions...

Les protagonistes (dont on ne connait pas les noms) sont deux créatifs italiens partis vivre à Berlin alors que c'était une ville émergente, bouillonnante de créativité et d'extravagance. Ils se sont fondus dans le moule, sans vraiment réaliser que ce qu'ils vivaient étaient exceptionnel.

Puis sont arrivés les réseaux sociaux. Sournoisement.
Et alors, leur vie à commencer à basculer. Regarder la vie des autres plutot que vivre la sienne. Vouloir faire la même chose que tout le monde. Avoir un chez-soi qui ressemble à chez tout le monde. Partir dans les mêmes lieux, pour retrouver les mêmes lieux branchés et design, et surtout, s'en vanter sur Instagram ou Facebook. Se perdre dans cette apparence, et surtout, perdre du sens.

Au travers d'une écriture incisive, qui ne raconte pas vraiment, juste des phrases, des évidences, des faits qui s'enchainent, on assiste à la montée du monde à l'ère des réseaux sociaux, et à son aseptisation. Et cela amène à réfléchir, de façon brute et efficace, sur la vacuité de ce que l'on vit.
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critiques presse (3)
SudOuestPresse
05 juin 2023
Dans ce premier roman méticuleux, l’auteur italien revisite « Les Choses » de Perec à l’heure d’Instagram, en suivant un couple de « créatifs » à Berlin.
Lire la critique sur le site : SudOuestPresse
LeMonde
21 avril 2023
Hommage assumé au premier roman de Georges Perec, Les Choses (Julliard, 1965), Les Perfections en offre une ­version brillamment contemporaine.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LeFigaro
14 avril 2023
L’auteur épingle les tics de l’époque, d’une voix blanche, avec froideur et élégance, dévoile les dessous de cette beauté creuse.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (4) Ajouter une citation
Du jour au lendemain, les plantes étaient apparues dans leur vie comme une compétence qu'ils avaient déjà développée.
Un phénomène semblable s'était produit avec la cuisine. Comment cela avait-il commencé ? Étudiants, ils ne s'y étaient intéressés que de loin. Ils étaient capables de préparer quelques recettes familiales mais la plupart du temps, quand ils étaient tout seuls, ils s'alimentaient de junk food et de sandwichs. Leur talent atteignait son apogée lorsqu'ils parvenaient à rassasier les groupes de huit ou dix camarades de cours qui se réunissaient le dimanche avant les partiels - un minestrone, un curry, une bolognaise, des plats salés et caloriques, à la consistance pâteuse et à la teinte brun-roux. Ils les servaient dans des assiettes et des bols Ikea, dépareillés, bleus ou pistache. Les portions étaient très généreuses.
À présent, ils avaient presque honte en y repensant. Leurs écrans les avaient initiés à un monde de différences dont ils ignoraient auparavant l'existence même. Le vert profond du chou kale et l'émeraude de l'avocat se détachaient sur des assiettes émaillées à motifs bleu et blanc, ou dans les bols gris clairs de céramique artisanale, constellés d’arilles de grenade et d'éclats de vinaigre dense noir. La patine opaque d'une lame d'ardoise faisait ressortir le brillant des bouquets de fromage frais saupoudrés d'herbes aromatiques et de grains de raisin. Les mets étaient tous décorés d'éclaboussures de graines, de jaillissements de sauce, de perles de réduction.
[…] Anna et Tom consacraient beaucoup d'énergie mentale à cette passion née soudainement et d'une certaine façon déjà parfaitement aboutie. Ils y consacraient également une somme d'argent considérable. Ils n'étaient pourtant pas mus par une pulsion consumériste. Ne répondaient pas au désir d'exhiber une certaine marque de vaisselle ou d'acquérir des produits de luxe. Ils privilégiaient des ingrédients simples, adaptés à des préparations qui en feraient ressortir les particularités gustatives comme la faïence blanche faisait ressortir le violet marbré d'or d'une betterave caramélisée.
[…] Un intérêt identique s'était manifesté chez leurs amis, qui avaient découvert en même temps qu'eux (et cette simultanéité relevait presque du surnaturel) les fermentations maison, le chou-fleur bruni à la gazinière, l'umami. À mesure qu'ils s'engageaient tous dans la vie adulte, les soirées en boîtes - harassantes car nécessitant la consommation de drogues, saturées de touristes - se voyaient remplacées par de longs déjeuners pendant les après-midis d'été ou par des dîners aux chandelles tandis que le givre fleurissait aux fenêtres.
(p.82-85)
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Ils auraient aimé avoir vingt ans en 68, ou manifester à la chute du Mur. Pour les générations passées, il avait été beaucoup plus facile de décider qui être, quel camp rallier. Les problèmes d'alors, bien que plus pressants, paraissaient également plus faciles à résoudre. Aujourd'hui, les choix étaient trop nombreux et chacun se dilatait dans une jungle de bifurcations qui finissait par exclure toute possibilité de changement drastique. L'avenir le plus révolutionnaire qu'ils étaient capables de projeter, c'était la parité dans les conseils d'administration, les voitures électriques et le végétarisme. Anna et Tom enviaient non seulement ceux qui avaient pu lutter pour un monde radicalement différent, mais aussi ceux qui avaient été capables de l'imaginer.
Cette nostalgie était quelque peu hypocrite. Depuis des années déjà, la crise migratoire clignotait à la une des journaux, mais ils étaient parvenus à la remiser au statut de problème local, propre aux pays méditerranéens - plus le leur. À Berlin, cela ne les concernait pas, sinon de la même façon, abstraite, dont ils se sentaient concernés par des injustices lointaines.
(p.100 101)
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Sur Instagram comme sur InDesign, le temps disparaissait.
Cela n'engendrait pas que des émotions négatives. De quelle nature était ce frisson qu'ils éprouvaient après un post particulièrement réussi ? Et cet enthousiasme impatient qui les forçait à interrompre leur travail toutes les vingt secondes, toutes les minutes, pour aller recharger la page et suivre l'accumulation des likes comme un indice boursier en hausse ou un score au tableau d'affichage ? Ils éprouvaient ça tous les jours, sans pouvoir le nommer. Ce n'était pas une compétition, on n'y gagnait rien. Sa retombée économique n'était que très indirecte. Les sociologues de cinquante ans, aveuglés par leur propre expérience, parlaient de narcissisme. Les vulgarisateurs en neurosciences avaient recours au lexique de la dépendance aux drogues et au sucre, à celui de la dépression. Anna et Tom y voyaient des simplifications de technophobes. Ils sentaient que ce n'était pas ça. Mais ce n'était pas non plus pas ça.
(p.78-79)
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Ils fréquentaient des bars où la bière artisanale coûtait le triple d'une Pils cesse dans les Kneipen du quartier ; ils se pressaient devant des galeries d'art qui conservaient ironiquement au-dessus des vitrines les enseignes des ferrailleurs et des coordonnées qu'elles avaient expulsées ; ils avaient succédé à des locataires qui payaient leur loyer en marks de l'Est. Ils se rendaient compte qu'ils avaient contribué à alimenter le problème qui commençait à guetter leur propre monde, mais ils s’en rendaient compte d'une manière inavouée et liminaire, comme lorsqu'un fumeur pense au cancer. Au moment de leur arrivée, les prix étaient encore bas. Le cordonnier était encore là, jusqu'à ce que les Américains arrivent. La seule gentrification dont ils étaient vraiment conscients, c'était les autres qui la causaient.
(p.96-97)
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