Essai sur la bibliothèque

L'expression de préoccupations sérieuses et la confiance dans l'institution, une fois transcrite dans des rapports, étaient commentés comme pouvant être des artefacts de l'enquête : l'adoption de poses citoyennes valorisantes face à l'enquêteur.rice, ou bien la trace d'inquétudes irrationnelles.
Il est souvent considéré comme plus prudent et plus raisonnable de faire le pari d'une réalité moins belle que ce que les apparences semblent laisser penser lorsqu'il s'agit de contextes institutionnels, comme si les représentations du fonctionnement social étaient imprégnées à cœur d'une forme de théorie sociale érigée en pensée adulte, basée sur un principe de désillusion : chacun serait un.e entrepreneur.e de sa propre cause, et notamment la gestion de sa propre image, pour gagner quelque chose. Il faudrait donc systématiquement redresser ce qui s'exprime en postulant un biais de valorisation ou d'enchantement, pour retrouver la réalité derrière les illusions.
Mais symétriquement on attend une réalité plus belle que les apparences lorsqu'il s'agit de lieux alternatifs ou marginaux où s'expérimenteraient dans les marges des valeurs intenables au coeur des institutions "officielles". Cette tendance est forte en sciences humaines et sociales : comme si nous devions faire aller de pair la critique des pouvoirs et le désenchantement institutionnel d'une part, l'attention bienveilllante à l'ordinaire des lieux, personnes, pratiques subissant le pouvoir ou reléguées aux marges d'autre part. On a peine à prendre au sérieux que le musée ou la bibliothèque puissent susciter la confiance et même la produire au quotidien, on se désole même de la naïveté que cela implique. En substance, le public serait mieux inspiré d'être critique, méfiant, sévère, exigeant.

L'universalisme qui s'incarne dans la bibliothèque n'est donc pas tant celui d'une vision du monde qu'il faut imposer pour obtenir que l'on vive dans un monde commun, que celui d'une relation possible entretenue sans cesse entre mille visions du monde, placées dans le voisinage les unes des autres, de telle sorte que soit possible le commerce des livres et de leurs lecteurs.rices. (...)
Paradoxalement, si l'aspect de la bibliothèque exhibe spectaculairement le monde des normes avec son organisation physique si contrainte et ordonnée, facile à dénoncer à attaquer, ces normes relèvent non pas de la foi dans un ordre du monde immuable (comme la classification naturaliste par exemple) que la foi dans la possibilité de mettre en relation différents ordres du monde grâce à une classification ouvertement arbitraire, de ce fait tolérante à la discontinuité fondamentale des rapports aux savoirs, mais qui exige qu'on s'entende sur une mise en défaut permanente de cet ordre, fragile et non pas dominateur.

Rappelons que le tiers-lieu qualifie, dans les travaux du sociologue américain Ray Oldenburg, des espaces sociaux, comme les cafés ou les bibliothèques, dotés de qualités particulières. Paradoxalement, la notion a été importée en France (avec une transformation du terme "tiers-lieu" en "troisième lieu") moins pour qualifier les bibliothèques que pour transformer celles-ci à partir du modèle dont elles ont elles-mêmes inspiré la conceptualisation.