" Une des particularités de l'écrivain, et qui conditionne profondément son oeuvre, me semble être - s'il n'est pas un polygraphe asujetti à la commande des éditeurs - qu'il secrète de bonne heure autour de lui une bulle, liée à ses goûts, à sa culture, à son climat intérieur, à ses lectures et rêveries familières, et qui promène partout avec lui, autour de lui, une pièce à vivre, un "intérieur" façonné à sa mesure souvent dès la vingtième année, où il a ses repères, ses dieux du foyer, où son fort intérieur se sent protégé contre les intempéries et à l'aise. (...) Il nous semble, à distance, avoir traversé son époque comme le capitaine Nemo dans Jules Verne traverse les océans, passionné par le spectacle, mais toujours derrière la vitre à l'abri de laquelle il a son orgue et sa bibliothèque, et qu'il ne quitte pour de brèves incursions et descentes dans les abîmes extérieures. "
(Julien GRACQ, propos recueillis en 2007 par Dominique Rabourdin pour "Le magazine littéraire", n° 465, p. 31, in "Entretien avec Julien Gracq", pp 26-34)
Gracq est le dernier de nos classiques. Un écrivain de l'ancien temps, d'avant le règne des médias et la défaite du style. Dès 1950, en pleine gloire montante, Gracq s'insurge dans un célèbre pamphlet contre les périls qui menacent la littérature : le nivellement par le bas, le servage progressif des esprits, l'apparition d'un public désorienté, qui ne lit pas et pour qui le nom de l'auteur n'a d'autre valeur qu'une marque commerciale. Anticipant la logique de la peopolisation, Gracq prophétise l'avènement de l'auteur-vedette, réduit à n'être qu'une figure de l'actualité, porté par un bruit de fond médiatique qui édulcore sa pensée tout en amplifiant son image. "La littérature à l'estomac", dira Gracq, faite à l'épate, que l'on sert et ressert comme un plat comestible, jusqu'à l'écoeurement.
Condamnant la petite cuisine littéraire, Gracq préfère le jeun et l'ascèse. Il refuse en 1951 le prix Goncourt pour "Le Rivage des Syrtes". (...)
(Jean-Louis Hue, "L'ascèse selon Gracq" - "Le magazine littéraire" n° 465, juin 2007, page 3)