Instructif, immersif et palpitant ! Pour les vrais amateurs de récits maritimes, les amoureux de récits d'aventure et les passionnés d'histoire !
Titre énigmatique que celui choisit par
Yan Lespoux, historien universitaire spécialisé dans la civilisation occitane, et auteur du très réussi recueil «
Presqu'îles », bouquet de nouvelles ancrées dans son Médoc natal. Il s'agit là de son premier roman dans lequel il met ses connaissances historiques au service d'une épopée passionnante dans laquelle il évite avec brio l'écueil du récit savant et linéaire et se révèle être, au contraire, un conteur hors pair, entrecoupant son récit de boucles narratives, baladant son lecteur d'une période à une autre, d'un endroit à un autre, d'un personnage à un autre.
Soulignons-le aussi, la couverture choisie par l'éditeur Agullo, est sublime avec cette carte maritime médiévale turquoise, elle donne le ton de cette épopée maritime grandiose. A noter que sous la jaquette, le livre comporte des gravures rouge sang retraçant la conquête du Brésil par la flotte portugaise. La forme épouse ainsi le fond de ce beau livre. On se régale déjà rien qu'en regardant l'objet, on se régale ensuite en plongeant dedans.
Pour comprendre ce titre pas évident à retenir, avec cette virgule en plein milieu telle une cicatrice incongrue au milieu d'un visage, il faut le resituer de l'extrait dont il est issu, à savoir des vers d'
Antonio Vieira, poète du 17ème siècle, cité dans le livre Luis Felipe Thomaz, « l'expansion portugaise dans le monde », publié aux fameuses éditions Chadeigne, spécialisées dans la littérature lusophone. Ce livre comporte les mémoires de capitaines portugais rescapés et
Yan Lespoux s'est appuyé, entre autres, sur ses mémoires pour rendre crédible et authentique son roman.
« Naitre petit et mourir grand est l'accomplissement d'un homme ;
C'est pourquoi Dieu a donné si peu de terre pour sa naissance
Et tant pour sa sépulture.
Un lopin de terre pour naitre ; la Terre entière pour mourir.
Pour naitre, le Portugal ;
pour mourir, le Monde. »
Il me semble que ce poème résume à lui seul le livre. le titre, nous le comprenons alors, est superbement choisi. le coeur du récit porte en effet sur la conquête de territoires au 17ème siècle menée par les pays européens, notamment et surtout par les Portugais, mais aussi, plus indirectement, par les Espagnols et les Hollandais. Nous vivons les périls encourus en mer par la flotte portugaise, via ses bateaux de guerre et de commerce, assistons au pillage de ces terres lointaines. L'auteur nous donne en effet à vivre quelques-unes des traversées maritimes les plus mythiques et les naufrages les plus dramatiques de l'histoire portugaise.
L'histoire se concentre sur trois lieux, trois groupes de personnages aux destins entrelacés qui vont finir par se rejoindre.
Il y tout d'abord la belle Marie, au caractère bien trempé, féministe avant l'heure et qui ne se laisse pas faire ; une vielle sorcière généreuse et un tavernier peu scrupuleux sont là pour veiller sur elle dans les marais de Gascogne dans lesquels elle se cache suite à une mésaventure à Bordeaux. Les descriptions de cette région, région natale de l'auteur, sont sublimes, d'une poésie remarquable.
Nous avons ensuite Fernando et Simão, marins de base, se retrouvant un peu à leur insu sur ces immenses galions, n'ayant pas vraiment d'avenir dans la Lisbonne de l'époque. On les suit au Canal du Mozambique en passant par Bijapur et les comptoirs de Goa. Deux véritables amis courageux, audacieux, téméraires, à qui il va arriver tout un tas d'aventures. le livre démarre de façon tonitruante d'ailleurs avec Fernando, nous assistons à sa quasi noyade après que son bateau ait échoué sur les côtes du Médoc, scène forte qui donne le ton du livre, le lecteur est immédiatement happé.
Par ailleurs nous sommes aux côtés du véritable
Manuel de Meneses, chargé d'escorter jusqu'aux côtes portugaises l'immense bateau São Bartolomeu qui rentre au Portugal les cales gorgées de trésors, des merveilles des comptoirs indiens, à savoir épices, étoffes et quelques diamants, marchandises très convoitées. Homme fier, taciturne et froid, violent parfois aussi comme il a pu l'être avec Fernando dont nous venons de parler précédemment, il va se révéler être plus sensible qu'il ne parait, amateur notamment de poésies. Il voyage avec deux garçons, sorte de gardes du corps qui lui ont sauvé la vie au Brésil durant l'affrontement pour la conquête de Bahia, entre l'armada portugaise et l'armada espagnole d'une part (associées mais néanmoins toujours concurrentes) et les hollandais de l'autre. Ce binôme étonnant et attachant répond aux noms de Diogo et Ignacio, un orphelin d'un juif portugais converti par obligation et un indien tupinamba avec qui il a été élevé, deux frères désormais inséparables.
Des personnages bien campés, jamais caricaturaux, subtilement décrits, qui vont finir par se rencontrer. Nous comprenons dès le départ qu'il y aura convergence entre ces trois destins, et cela maintient le suspense, en plus de nous donner à découvrir ces faits historiques dans lesquels la religion est omniprésente permettant de tenir, malgré les multiples dangers, la violence, la maladie et la mort.
Sylvain Coher le soulignait dans
Nord-Nord-Ouest, « Il faut avoir navigué pour savoir prier »,
Yan Lespoux le souligne également ici « Si tu veux apprendre à prier, prends la mer ».
« Ils marchèrent ainsi trois jours, laissant dans leurs sillages les cadavres les plus faibles. Enterrés dans le sable lorsque c'était possible, abandonnés parfois à même la pierre volcanique qui leur brulait et coupait les pieds. Les nuits étaient pires que les jours. Les corps nus étaient enveloppés par un froid humide qui les pénétrait jusqu'aux os sans pour autant apaiser les brûlures du soleil sur leurs dos couverts de cloques no décoller les parois asséchés de leurs gorges ».
Ce roman est non seulement épique, rempli d'aventures incroyables qu'il nous semble vivre aux côtés des personnages tant la plume de l'auteur est cinématographique, multipliant traveling et plans fixes (la scène du tout début de quasi noyade par exemple est tout à fait stupéfiante) mais il est également terriblement sensoriel, il nous rend poisseux, nous étouffe, nous accable, nous fait mal, nous dégoute par moment même, à côtoyer ainsi les maladies, la pourriture, la moisissure, la sueur et la crasse.
« Plus bas encore, sous le tillac, là où étaient cantonnés les soldats qui avaient achevé leur quart de nuit, ça grouillait. de poux, de puces, de vers, d'insectes que personne n'aurait su identifier avec certitude. de rats aussi. Et d'hommes. Sur leurs paillasses en décomposition certains cherchaient un sommeil qui serait moite et les userait autant que leurs tours de garde. D'autres déliraient accablés par la chaleur que décuplait encore leur fièvre et que les rares filets d'air passant par les écoutilles ne parvenaient pas à réguler. On se poussait un peu, on essayait de trouver une position moins inconfortable, on veillait sur sa ration de biscuits et de cette eau qui avait depuis longtemps croupi dans les tonneaux embarqués à Lisbonne ».
Tout petit bémol en revanche à souligner et qui explique mon 4 étoiles : Les incessants allers-retours dans le temps qui parfois me donnaient le tournis, même si peu à peu tout s'éclaire. La construction finale se révèle être parfaite et magistrale mais combien de fois ai-je dû revenir en arrière, sur les chapitres précédents pour essayer de comprendre la chronologie des événements. Cet entrelacement de dates et de personnages rend le roman assez complexe. Heureusement la plume est magnifique et très immersive.
Si « Etraves » de
Sylvain Coher constitue LE récit maritime original et décalé de la rentrée, celui de
Yan Lespoux est LE récit d'aventure maritime par excellence, sans doute aux côtés du livre de non fiction «
Les Naufragés du Wager » de
David Grann que je n'ai pas encore eu la chance de lire.
Pour plonger dans les méandres de la route des Indes, sentir la puanteur des vieux gréements, vivre des naufrages et palpiter lors d'attaques aux boulets de canons, trembler face aux manières sordides de l'Inquisition, ou encore à celles des peuples autochtones pillés, humer la douceur exotique de Goa, s'embourber dans les marais des landes de Gascogne, voyagez du Brésil aux Indes, en passant par Lisbonne et les côtes du Médoc, plongez sans hésiter dans ce livre qui décoiffe !