On ne présente plus V pour Vendetta mais on va le faire quand même : composée d'un nombre indéterminé d'épisodes (entre dix et douze), la série a d'abord été éditée en noir et blanc puis a été complétée par plusieurs épisodes, cette fois-ci en couleurs, dans le magazine anglais Warrior. Il a ensuite été repris intégralement par Vertigo (DC Comics), traduit en VF chez Zenda éditions et finalement repris par Delcourt, Panini dans une nouvelle traduction puis récemment par Urban qui reprend la première traduction.
Je me souviens parfaitement de ma première lecture du premier tome de V pour Vendetta. J'avais lu Watchmen, et j'étais monté à la ville, ce qui signifiait trois quarts d'heure de train. Tentant vaguement nous-même d'élaborer des scénarios pour nos jeux de rôles favoris (L'appel de Cthulhu, Stormbringer, Paranoïa), lire une nouvelle oeuvre d'un génie potentiel signifiait quelque chose. Ma lecture finie peu avant mon arrêt, je n'éprouvai qu'un seul sentiment : un profond dégoût.
Comment faire mieux que ça ? Comment s'approcher d'un tel niveau ? Comment devenir aussi intéressant, haletant ? L'avenir semblait bien morose, et aucun talent ne pointait son nez, pas après avoir été brinquebalé avec tant de précision.
V pour vendetta est une des premières oeuvres maîtresse de Moore, où le jeune scénariste de trente ans utilise sa culture déjà conséquente pour élaborer une pièce de théâtre en trois actes. Il y multiplie les références, détourne déjà les codes du super-héros et propose clairement sa vision utopiste de la société. Mais elle n'est pas exempte de défauts.
N'ayant pas eu de velléités de remplacer ma première version de Zenda, qui comporte six tomes au format européens, je ne sais pas si l'ordre des différents prologues et histoires courtes suivent le même schéma dans les dernières rééditions. J'espère que les trop nombreuses fautes de grammaire et d'orthographes ont été corrigées, mais je suis certain qu'aucune partie ne surpasse la première.
Dès la première planche, la caractérisation des personnages est sans faille. V et Evey nous sont présentés, chacun se préparant à faire sa sortie, ou plutôt son entrée en scène, leur entrée dans notre vie. Ils se griment, se maquillent, tandis que la radio déroule les recommandations du jour. Nous sommes dans une dictature, le couvre-feu doit être de rigueur, nos nouveaux compagnons prennent forcément des risques. On y voit des affiches de cinéma des années 30 et 40 en réponse aux barbelés et aux caméras de surveillance. Bref, cela regorge d'informations en sept cases chrono.
Maîtrisant déjà le rythme d'une histoire, la scène de leur rencontre se termine par un feu d'artifice qui laisse tout le monde pantois, des policiers véreux aux lecteurs, et ce premier prologue promet une aventure sérieuse et adulte, où la revanche a un rôle primordial.
Quelques planches plus loin, V parle à la Justice, ou du moins sa représentation sculpturale, en prenant sa voix. Il lui expose sa déception et son credo : il ne peut y avoir de justice dans une dictature, la liberté y est bafouée, le monde ne peut être abandonné aux mauvais, aux profiteurs, aux tortionnaires, aux violeurs, aux racistes de tout poil et aux individualistes.
Sauvant Evey de policiers véreux, il la prend sous son aile et la mène dans son antre, nommée le Musée des Ombres. Il vient de se trouver un compagnon, un side-kick avec lequel il pourra combattre les méchants. V porte toujours un masque, possède une base secrète, semble jouir d'une richesse inépuisable, utilise des gadgets, maîtrise le combat à mains nues et développe des capacités physiques hors du commun. V est donc bien un super-héros, basé principalement sur le modèle de Batman. Londres peut être gothique.
Pourtant, les frontières entre genres romanesques disparaissent rapidement. V dit porter le masque de Guy Fawkes, un révolutionnaire anglais qui s'avère être en fait plutôt conservateur (je vous laisse vérifier) et porte la culture comme une composante essentielle de l'éducation : dans une dictature, elle est une des premières victimes du régime. Puis après un premier coup d'éclat qui se termine dans un feu d'artifice, Moore et Lloyd nous entraînent dans un univers bien proche de celui qui existait durant la seconde guerre mondiale.
Suite à l'anéantissement nucléaire des principaux continents, l'Angleterre se retrouve isolée et sans ressources. Afin d'économiser les récoltes, les noirs, les juifs, les homosexuels sont déportés dans des camps de concentration, où d'horribles expériences leur sont infligées et où les fours ne brûlent pas de quatre fromages. V en est un des rares rescapés, et nous apparaît donc aussi comme fou. Car il faut l'être pour s'attaquer seul à un régime totalitaire.
Le quatrième de couverture en joue et doit sans doute être le texte d'accroche de l'édition originale. Il nous demande qui est V : un fou ? un terroriste ? un idéaliste ? un anarchiste ? un tragédien ? Ou l'alter ego fantasmé de Moore ? A travers V, le scénariste déroule les incohérences et les contradictions de la nature humaine. En nous rappelant que le vingtième siècle fut celui des extrêmes, laissant les dictateurs et la folie nucléaire dévaster la planète, mettant fin aux bienfaits du progrès et démontrant que
Rabelais avait raison il y a déjà plusieurs siècles, Moore décompose toutes les vilenies pour faire de V pour vendetta une bd philosophique, ou du moins, une bd qui pousse à réfléchir quant à notre société et nos relations humaines.
A travers divers personnages ayant tous une caractéristique principale différente (la lâcheté, la cruauté, la froideur, l'arrivisme, la pédophilie et autres joyeusetés), Moore se venge de toutes les injustices qu'il considère comme infâmes via son super-héros inquiétant, seul maître des marionnettes et héraut de l'autre solution finale : l'anarchie.
Contrairement à la vision commune de ce mouvement, l'anarchie trouve ici un messager cultivé qui expose son plan. Loin de n'être que chaos, l'anarchie est mère de la liberté et de la justice, celle du peuple qui prend enfin son destin en main et ne se cache plus derrière des dieux, des maîtres et des dirigeants fatalement humains et corrompus.
Malheureusement, cette volonté didactique rompt le rythme impeccable du premier tome et des moments en creux apparaissent, encadrés par des prologues ou histoires courtes qui peinent à être totalement efficaces. Mais certaines scènes clés, aux longueurs variables mais au contenu nécessaire, relèvent l'intrigue et les intentions premières.
C'est le cas du quatrième tome, Valérie, où toute l'horreur des camps est infligée à Evey. Torturée, humiliée, l'héroïne ordinaire traverse une épreuve qui lui ouvrira la porte de la liberté et de la conscience, de l'empathie et des valeurs fondamentales de l'humanité. On a également droit à la critique des mass media et de leur propagande, au bûcher des vanités et au poids de la rue qui gronde.
J'ai longtemps pensé que Moore ne savait pas choisir ses dessinateurs. Comment définir le trait de
David Lloyd ? Il semble travailler en creux, définissant d'abord les pleins pour faire vivre les déliés, créant des planches impressionnistes où le noir prédomine. Ce sentiment de contempler des impressions est rehaussé par la mise en couleur pastel qui aplatit le tout pour créer un monde dénué de relief et de vie. Seul V et ses aptitudes surhumaines semble danser et faire danser ses semblables. Dessiné comme un oiseau à la cape virevoltante, Lloyd en fait le seul personnage iconique de la série.
V le dit lui-même : il n'y a ni chair ni sang sous la cape, juste une idée, immortelle. La conclusion de Moore, qu'il démontre en passant le masque, est que nous sommes tous V, si nous le voulons. Que le salut ne viendra pas d'un héros masqué ou non, mais d'une acceptation collective et unanime.
Claire comme de la roche, les Anonymous revendiquent dès leur création ce masque, devenu un symbole de contre-pouvoir et de révolution, rendu presque possible avec l'avènement de l'internet à grande échelle. Mais il manque encore l'homme de la rue, véritable héros de V pour vendetta.
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