«
Nicolas Sarkozy a complètement changé : il est encore pire qu'avant ». Cette phrase des Guignols fonctionne aussi avec le monde d'après. Comme on pouvait s'y attendre, le Covid n'a pas remis les pendules à l'heure chez nos politiques. Tchernobyl l'avait-il fait ? L'été se termine dans le déluge habituel de polémiques stériles, tandis que le climat et le social se dégradent au coeur d'une Europe qui croit de moins en moins à l'avenir et dont l'élite multiplie les discours réactionnaires. Et comme vous me connaissez, j'aime en rajouter une couche, plongeons-nous donc aujourd'hui gaiement dans un rétro-futur crasseux et ultraviolent !
La dystopie selon
Alan Moore
1997. L'Angleterre se remet tout juste d'un hiver nucléaire. L'essentiel de l'Europe et l'Afrique sont rasés ; de l'Amérique il ne sera pas dit un mot. Alors que l'on combat encore les séparatistes en Écosse, le nouveau gouvernement ouvertement fasciste divertit par la télévision une population se noyant dans les derniers divertissements qui existent pour oublier l'Apocalypse. La nuit, pourtant, gambade sur les toits un mystérieux inconnu, échappé des camps de concentration. Pour l'heure le gouvernement n'a pas de quoi s'inquiéter. Ça ne va pas durer longtemps…
Avec son sens de la documentation habituel,
Alan Moore nous dépeint ce à quoi ressemblerait le fascisme à l'heure de la société du spectacle. Si quoi qu'en diront certains de nombreux régimes nationalistes se sont fortement rapprochés de cette idéologie après la Seconde guerre mondiale et pourraient même être qualifiés comme tels, celui dépeint ici ressuscite carrément toutes les horreurs de son âge d'or à l'époque contemporaine et souligne à quel point celles-ci seraient encore compatibles avec notre mode de vie actuel. Totalitarisme et idéal contre-utopique (le rêve belliqueux du fascisme), voici qui nous fait basculer très ouvertement dans la dystopie ; et pas la gentille dystopie Young Adult où des héroïnes dévêtues filent des tatanes à des méchants surpuissants mais ne résistant pas à une horde d'adolescents ! le dessin réaliste et clinique de
David Lloyd, ensemble d'aplats glacés sans contours, ne laisse guère d'espoir sur l'idée d'un Grand Soir qui arriverait en un claquement de doigts.
Mais pour autant, et c'est ce qui fait bien souvent qu'un récit est bon et particulièrement dans le cadre d'une dystopie, le méchant n'est pas juste méchant parce qu'il est méchant : si notre cher dictateur est d'extrême-droite, c'est quelqu'un qui a avant tout vécu l'effondrement et qui pour rebâtir ensuite une société a choisi la voie autoritaire (bon, et aussi de gazer n'importe quelle minorité ne lui plaisant pas). C'est étonnant de voir à quel point
Alan Moore parvient à se plonger dans la psychologie de personnages ayant des avis politiques lui étant radicalement opposés sans pour autant sombrer dans la caricature : nous découvrons un homme dur mais sincère, intelligent, cohérent dans ses actes. Et que son propre pouvoir détruit de l'intérieur.
Parce que s'il est une chose que sait l'auteur britannique, c'est bien que tout le monde est à la fois victime et bourreau. Au sein du parti fasciste, il va également dépeindre un détective essayant juste de faire son travail mais incapable de refouler totalement son dégoût face au crime (et peut-être bien un zeste de mauvaise conscience), un couple tentant de se maintenir malgré un mari de plus en plus brutal et distant, ou encore un présentateur radio au passé louche collectionnant les poupées. Comme d'habitude chez Moore, je suis fasciné par un tel soin apporté aux personnages secondaires… Et le héros n'est pas en reste.
Ré-V-illez vous !
Rescapé d'expériences biologiques inhumaines, V possède une formidable intelligence qui lui permet d'accomplir ce à quoi il s'est destiné : détruire le fascisme et instaurer l'anarchisme. Son identité masquée lui permet d'endosser tour à tour deux grands archétypes du feuilleton : le justicier et le génie du Mal. En effet, avec son grand coeur le poussant à secourir les plus faibles, dont la jeune Evey qu'il recueille, son idéal démesuré de sauver l'ensemble d'un peuple et sa haine pour les bassesses humaines, Moore si critique de la notion de super-héros nous propose ici sa vision de ce que pourrait être un véritable justicier : quelqu'un ne se contentant pas simplement d'attraper les voleurs tout en laissant perdurer le système qui les a engendrés mais se livrant entièrement à une cause progressiste, quitte à changer le monde. L'ambiance nocturne et crue en fait même une sorte de Batman de gauche.
Mais cette dernière phrase indique que le ver est dans le fruit : car tout comme la plus grosse chauve-souris du manoir des Wayne, V est avant tout motivé par la vengeance, et se montre aussi pragmatique que les ennemis qu'il combat. Un génie du Mal, donc, qui oeuvrerait pour le Bien : difficile de savoir où s'arrête son désir de justice et où commence son sadisme. Au point que, Moore étant toujours aussi généreux en degrés de lecture qu'un
Yannick Dahan en clashs de réalisateurs moyens, V incarne également une autre dichotomie : Dieu le Père et le diable. Tour à tour amical puis monstrueux, il est un maître dans l'art du crime doublé d'un érudit quasi-omnipotent s'amusant à distiller des indices au compte-gouttes sans que jamais personne ne parvienne à le contrecarrer.
Je vais encore me répandre en concerts de louange là-dessus ; mais qu'est-ce que c'est beau de voir un auteur à ce point préoccupé de ne pas nous prendre pour des cons ! Là où nous aurions pu avoir un simple pamphlet anar, Moore nous livre un héros fascinant et nuancé, dont les agissements questionnent notre éthique et notre vision du monde. Nous voulons la justice, mais jusqu'à quel point ? Faut-il y sacrifier l'ordre ? D'autres vies que la nôtre ? Notre propre vie ? Et si une bonne partie de l'oeuvre semble donner raison à notre démon masqué, l'auteur ne verse pas dans l'optimisme béat : comme nous le rappelle la fin, la possibilité de l'anarchie ne va pas sans celle de son annulation.
Quelques défauts tout de même…
Ceci dit, je suis moins emballé que par mes lectures précédentes d'
Alan Moore : l'auteur le reconnaît lui-même, il s'agit d'une oeuvre de jeunesse, même si elle reste impressionnante de maîtrise et de cohérence, surtout sachant qu'il s'agit d'un feuilleton en grande partie improvisé sur plusieurs années. Quand j'aimais ses récits à héros multiples posant un modèle d'histoire basé sur le collectif (et d'ailleurs, là-dessus : hop), le seul héros ici est un individu solitaire n'ayant pour compagnie qu'une jeune disciple (qui tombe d'ailleurs amoureuse d'hommes deux fois plus vieux qu'elle). Allez, je vais faire mon coco chrétien, mais si le désir de vengeance insuffle aux personnages un sentiment de révolte bienvenu, en revanche le pardon ne pointe guère le bout de son nez dans cette histoire sanglante : malgré le parcours initiatique qu'il va suivre, le détective va quand même poursuivre sa traque jusqu'au bout, et seul un renoncement d'Evey (dans une scène discrète mais très belle) laisse apparaître la possibilité de ne pas régler ses différends par la violence.
Mais je suis exagérément dur car
Alan Moore est exagérément doué, et sait s'entourer bien entendu de dessinateurs de talents. Je ne ferais sans doute pas ce genre de remarques si j'avais affaire à un auteur un peu moins extraordinaire. Car c'est bien la sensation d'être bluffé qui domine quand on sort la tête de ces 300 pages de BD : malgré la froideur étouffante de ce monde sans âme, on reste avec l'impression que tout est encore à inventer, aussi bien de nouvelles manières de faire société que de nouveaux types de récit.
Conclusion
Dépeignant une dystopie crédible et terriblement angoissante dirigée par des bureaucrates pourtant bien loin d'être une simple chair à canon,
Alan Moore nous dévoile en plus un personnage fascinant d'intelligence et de complexité, la possibilité d'un héros surpuissant qui plutôt que de se servir du pouvoir préférerait vouer son existence à le détruire. le fait qu'il soit doublé d'un assassin méthodique lui inspirera sans doute quelques années après le personnage de Rorsach, sorte de version pervertie qui ne prônerait plus la liberté mais l'ordre.
Encore un coup d'éclat donc pour ce grand maître du comic, et il faut aussi savoir que son adaptation en film est peut-être la seule qui ne soit pas un désastre. Sachant qu'elle est scénarisée par les Waschowski, il n'est pas impossible que je veuille un jour en faire la chronique, parce qu'après tout, c'est pour ma culture…
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