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Le commerce des Allongés", titre facétieux du dernier livre d'
Alain Mabanckou, est une fable moderne qui tout en jouant avec notre peur de la mort m'a fréquemment fait rire, mais qui, paradoxalement, ne m'a ému que sur la fin.
À peine enterré au cimetière du Frère Lachaise, Liwa Ekimakingaï, un jeune cuisinier de Pointe-Noire, ressent « qu'une secousse [a] écartelé la terre alentour et [qu'il a] été absorbé par un cyclone, puis projeté au-dessus d'une tombe qui [va] devenir la [sienne] ». Pour le dire plus vite et plus simplement, il revient parmi les vivants tout en étant mort.
Il est sapé comme jamais, bien parfumé en prévision de la vie dans l'au-delà, mais la mort ne veut pas de lui. Liwa porte d'ailleurs un nom fort à propos puisque signifiant « La mort a eu peur de moi ». Il faut qu'il comprenne les circonstances de sa mort, car on ne meurt pas de manière naturelle à 23 ans. Quelqu'un l'a provoquée et il faut retrouver cette personne.
Tel un fantôme et comme « dans le rêve le plus long de [sa] mort », il va donc assister à sa propre veillée funèbre qui dure quatre jours, le temps pour Liwa de revoir les gens qui ont compté pour lui, de raconter sa famille, son enfance, la vie dans son quartier des Trois-Cents à Pointe-Noire. Dans le cimetière du Frère Lachaise, il va également rencontrer d'autres confrères allongés avec qui il va discuter. Ils vont lui donner les dernières nouvelles du lieu, lui expliquer les circonstances de la mort des uns et des autres, le dissuader d'aller en ville se venger de la personne responsable de sa mort, conseil que Liwa ne suivra pas parce qu'il y a une histoire d'amour derrière tout cela, une histoire plus forte que la mort.
Dans cette fable, l'imagination débordante d'
Alain Mabanckou m'a séduit. le récit baigne dans la fantaisie, le rêve, le réalisme merveilleux. Faire surgir quelqu'un de la tombe n'est pas une mince affaire narrative et l'auteur s'en sort plutôt bien. Il imagine par exemple que le revenant voit les choses à l'envers et, ce faisant, il donne une matérialité à cet événement inconcevable. Bien sûr, pour s'engager dans ce récit délirant, le lecteur doit tout de même enterrer une part de sa raison et adopter un regard enfantin pour croire que tout est possible. Car au fond, ce que nous dit
Alain Mabanckou, c'est que la mort n'existe pas. Les morts peuvent rire, boire du vin, manger des fruits, tenir des discours, aller et venir. Ils sont plus vivants que les vivants, font preuve de courage, d'amour et nous donnent des leçons de vie. Cet aspect du récit m'a ému, dommage qu'il ne concerne que la troisième partie du roman.
Pour le reste, les talents de conteur de l'auteur et son humour m'ont procuré une lecture agréable. Il nous propose une déambulation animée dans les rues de Pointe-Noire et une évocation réussie de la modernité ou des traditions du
Congo actuel. Il nous parle de la mort sans le sérieux et la gravité qui y sont attachés dans notre culture occidentale. À Pointe-Noire où vivants et morts se côtoient, on témoigne une affection particulière aux cadavres, on leur parle, on les rassure, on les cajole, on mange près d'eux, on les persuade qu'ils sont les « plus extraordinaires des trépassés de la terre ». L'humour de Mabanckou peut aussi être très caustique lorsqu'il pointe du doigt les dérives de la société
congolaise : la corruption politique, les luttes de pouvoir religieuses, les sacrifices dans la sorcellerie, bref tout ce que les traditions peuvent produire de nocif. Ainsi, à côté de son aspect joyeux, le récit dégage une forme d'âpreté lorsque l'auteur aborde des questions sensibles et douloureuses par exemple le sacrifice des albinos ou des jumeaux, pratique horrible que je ne connaissais pas. Il critique également la tartufferie des religieux à travers la figure d'un pasteur qui se comporte dans la vie à l'opposé de ce qu'il préconise dans ses prêches. Il dénonce enfin la corruption et les turpitudes dans le monde politique avec par exemple des responsables qui sacrifient la jeunesse de leur pays pour consolider leur pouvoir.
Enfin, je terminerai en signalant la magnifique galerie de portrait composée par Mabanckou dans son récit. Elle lui confère une sincérité indéniable avec une profusion de personnages secondaires hauts en couleur que j'ai adorés : le pasteur Papa Bonheur, religieux qui fornique et tue des enfants, Mamba, le gardien du cimetière pour qui « il y a autant d'histoires que de tombes », Prosper Milandou, ancien DRH bienveillant et altruiste, Lully Madeira, un artiste vaniteux et arrogant. Mais finalement, ce sont les femmes qui jouent les premiers rôles dans cette histoire : Mâ Lembé, la grand-mère de Liwa, celle qui l'a élevé et « la seule personne qui comptait pour lui », les femmes du Grand-Marché qui font preuve d'une solidarité exceptionnelle, les chanteuses-danseuses-pleureuses qui assurent le « spectacle » de la veillée funèbre ou encore la Femme Corbeau, sorte de Jeanne d'Arc africaine brûlée vive en raison de ses convictions religieuses et politiques. Toutes ces femmes donnent à cette région d'Afrique noire un visage bien plus humain.
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Le commerce des Allongés" est une fable légère et profonde, souvent drôle, émouvante à la fin, parfois un peu plus politique ou sociale, mais jamais indigeste.
Vous laisserez-vous tenter ?