Deux frères, gentils bourgeois, vivent avec leurs parents au Havre. L'un veut devenir médecin. Il est sec et brun, le caractère assez rude. Il est l'aîné ; c'est Pierre. L'autre a des ambitions d'avocat, sa blondeur joufflue annonce la bonhomie de son caractère. Voici Jean. Les deux frères vivent dans l'harmonie parfois tumultueuse de leur fraternité ; ainsi les sorties en mer, pendant lesquels les accompagne une jeune veuve, Mme de Rosémilly, sont l'occasion pour
Pierre et Jean de se mesurer l'un à l'autre à qui ramera le plus fort. Toutefois les événements prennent une étrange tournure, lorsqu'un notaire, ami de la famille, annonce que Jean est le légataire universel d'un vieil ami que M. et Mme Roland ont connu jadis à Paris, et qu'ils ont perdu de vue. Cette fortune soudaine ouvre à Jean toutes les portes, et laisse à Pierre l'amertume et les questions que ne manque pas de poser une telle décision. Autopsie d'une désintégration familiale,
Pierre et Jean, par sa forme et par son propos, bouleverse les normalités apparentes dans un souci de réalisme dont
Guy de Maupassant s'ouvre au lecteur dans la préface.
Obligé par le format court de son récit - lequel se situe, de cette façon, à la frontière entre les
romans et les nouvelles entre lesquels balance l'écrivain -,
Guy de Maupassant met rapidement en place la mécanique de sa narration. D'abord, présentant les personnages, il instaure entre eux une dissymétrie certaine, entre les deux frères et entre les deux parents, se répondant d'une façon paradoxalement symétrique.
Pierre et Jean sont frères mais, on l'a dit, leurs physiques comme leurs caractères sont dissemblables. L'intranquillité d'esprit de l'un balance avec l'ataraxie de l'autre. Chez M. et Mme Roland, on retrouve cette même opposition. Monsieur est venu au Havre jouir de sa retraite ; il joue au capitaine sur son voilier, s'est fait des amis dans cette marine dont il a pris les habitudes et le vocabulaire. Parlant haut, M. Roland semble bien serein quant à l'avenir de ses deux fils, ou à la provenance de cette fortune soudaine. Mme Roland, elle, garde un certain mystère. Sa conduite semble irréprochable ; elle a la rigueur des maîtresses de maison et l'amour tendre des mères pour ses fils. de sa vie d'épouse, on pourrait dire qu'elle la supporte dignement, sans révolte, simplement avec ce goût des lectures romantiques qui font parfois vaciller son coeur. Elle est encore une belle femme, quand son époux est décrit comme ventripotent et mou, mangeant et buvant trop poir son âge. La maison bourgeoise des Roland, pourtant, semble bien convenir à l'étiquette de ces maisons. On y a des amis notaires, capitaine, que sait-on encore ; on va le dimanche dans les auberges de la côte normande, on prend le bateau jusqu'à Trouville. On y est servi par quelques domestiques, paysannes ou matelots pas trop dégrossis, mais qui servent assez bien pour tenir le rang de la maison. Celle-ci, pourtant, vacille. La bourgeoisie a des secrets.
La nouvelle de l'héritage est l'élément déclencheur. Il induit une inégalité de fait entre les deux frères, alors que la fraternité, traditionnellement dans la littérature - qu'on songe seulement aux Atrides, dans l'antiquité grecque - représente justement cette égalité de force et d'ambition. La première des inégalités est évidemment économique. A Jean la vie de rentier, le bel appartement havrais où il recevra sa future clientèle, où son mariage avec Mlle de Rosémilly pourra s'épanouir. L'argent libère Jean des chaînes du travail obligatoire, car rémunérateur. Jean pourra exercer pour l'art, pour la beauté du geste. Il pourra aussi se marier, c'est-à-dire entrer dans le monde, tenir sa maison, ne plus être ce vieux garçon que son attachement à la maison parentale semblait faire de
lui. A l'inverse, Pierre doit travailler pour vivre. La patientèle qu'il doit accueillir et soigner
lui permettra, peut-être, de devenir quelqu'un dans cette grande ville. Mais à trente ans, le temps presse et, à vrai dire, ce n'est pas cela qui tracasse Pierre. Plutôt, et c'est la vivacité et l'inquiétude de son esprit qui le mettent sur la piste, ce sont bien les raisons et les conséquences de cet héritage qui tourmentent l'aîné des garçons. Car alors, remontant dans son passé, Pierre se remémore M. Maréchal, le donateur. A cette différence de traitement, Pierre ne trouve qu'une seule explication, que son humeur orageuse ainsi que ses colères régulières vont vérifier. L'inégalité induite par cet héritage est, en réalité, bien plus fondamentale que la seule inégalité économique. C'est l'inégalité des origines, l'inégalité des statuts sociaux que pressent Pierre, et que les violentes réactions de sa mère vont avérer. Jean, ainsi, est issu de l'union illégitime de Mme Roland et de M. Maréchal. La famille Roland s'en trouve détruite, et par l'absence de lien du sang entre M. Roland - lequel est le seul qui demeure ignorant de la chose, façon de marquer sa bêtise crasse, et de rendre la filiation avec Pierre plus cruelle encore pour ce dernier -, et par le mensonge sur lequel Mme Roland a bâti cette vie bourgeoise. La mère sainte n'est plus : à Marie on ajoute Madeleine.
Et pourtant : ni les récits bibliques, ni les récits antiques ne peuvent ici être convoqués pour comprendre cette tragédie intérieure que vit la famille Roland.
Maupassant l'affirme dans sa préface : il n'y a que le goût du réalisme dans ce texte court, qui pourtant donne à voir mes mécanismes intimes d'
une vie familiale qu'un secret, qu'un amour vrai mais immédiatement, vient briser. de vrai amour, d'ailleurs, duquel parle-t-on ? de ce
lui qui unit Mme Roland et M. Maréchal, duquel fut issu un fils, mais qui ne pût casser les conventions sociales ? de l'amour filial de Pierre, auquel la révélation du mensonge maternel semble impardonnable, indépassable ? de l'amour filial de Jean, qui demeure dévoué à sa mère, mais pas au point de renoncer à l'héritage qui blanchirait la réputation de Mme Roland ? Un seul être semble vraiment proche de Mme Roland, c'est Melle de Rosémilly. Car la jeune veuve aura connu, comme Mme Roland, un amour véritable et un amour de circonstances, deux hommes dont les amours feront toujours les gorges chaudes et rire les esprits mesquins.
Pierre et Jean, drame social et surtout intime des amours vécues mais point assumées, est le roman - ou la nouvelle, mais l'ambiguïté importe peu ici - du rideau que l'on tire enfin pour révéler l'hypocrisie des conventions sociales bourgeoises.