De Nathan Walker à Nathan Clarence Walker, il y a tout un siècle. On pourrait ajouter qu'entre eux, en plus de dizaines d'années, il y a des centaines de mètres, et toute une ville - et quelle ville ! New York, une immense métropole ! - en construction. le premier est terrassier au début du 20ème siècle ; son quotidien est sombre, chaud et moite, et terriblement dangereux : Nathan Walker creuse le tunnel qui fera passer le métro sous l'Hudson. Ses collègues, qui sont un peu plus que cela, sont arrivés d'Irlande, de Pologne ou bien d'Italie. le deuxième est ouvrier dans la construction des gratte-ciels. L'air est son domaine, l'équilibre son don. Et puis il y a Treefrog, un SDF qui vit dans un tunnel ferroviaire, sous la ville mais emprisonné dans un hiver long et glacial. Treefrog vit de petits larcins et de récupération de ferraille, tout près d'autres compagnons d'infortune dont il se méfie néanmoins. Surtout Treefrog pense souvent à son ex-femme et à sa fille, qu'il n'a plus vu depuis quatre ans. Avec Nathan Clarence, il partage seulement l'identité, et celle-ci, comprise comme l'ensemble de son histoire personnelle, est un lointain et douloureux souvenir.
Les saisons de la nuit est, comme l'indique son titre originel, The side of brightness, un roman des marges. Marges géographiques, physiques, sociales ou bien psychologiques, le roman explore le grand revers d'une cité brillante à l'aide d'une langue directe et puissante.
La marge la plus évidente tient dans le décor. Jamais
Colum McCann n'entraîne le lecteur au coeur de la ville, près des grands magasins ou entre les taxis jaunes. New York, ici, se résume à des souterrains ferroviaires où hurlent les métros et les trains de l'Amtrak. C'est là que Treefrog a élu domicile, à sept mètres au-dessus des voies, avec son matelas plein de vermines et un chat affectueux. C'est là aussi que Nathan Walker a vécu une grande partie de sa vie professionnelle, à creuser des tunnels et à poser des joints. Entre ces deux épisodes souterrains, Nathan Clarence travaille lui aussi loin du tumulte de la ville, à plusieurs dizaines ou centaines de mètres de haut, montant les poutrelles qui feront la vitrine de la ville. La marge géographique, enfin, trouve son symbole dans les cartes étranges tracées par Treefrog. Cartes sensibles, elles sont le reflet matériel de la folie de ce personnage.
Les personnages sont caractérisés aussi par leur situation de marge sociale. Si Nathan Walker se sent si bien dans les tunnels au milieu de ses camarades Rhubarbe Vannucci, Con O'Leary et Sean Power, c'est qu'ici, sa couleur de peau n'a aucune importance : il y est un homme comme un autre, un égal. Par la suite, son mariage avec Eleanor O'Leary, la fille de Con, décédé lors d'un accident inhabituel et dont le corps restera à jamais prisonnier du limon de l'Hudson, est largement incompris. Elle, rousse irlandaise et lui, Noir de peau, ne vivent jamais leur amour au grand jour. La naissance des enfants - un garçon, Clarence, et deux filles - ne change rien à la situation d'une union considérée comme anormale socialement. Évidemment, le grand stigmate social demeure toujours cette couleur de peau, qui permet le meurtre sauvage de Clarence, le fils, par la police de Géorgie, les insultes faites à Nathan, les comportements orduriers du voisin vis-à-vis des filles de Nathan. Quant à Treefrog, sa situation de SDF n'est pas qu'une honte sociale, mais un effacement total de la vie en société. McCann donne à voir ces hommes et ces femmes dans leur désolant désoeuvrement, leurs addictions mortelles, leur violence quotidienne mais aussi leurs qualités profondes (ainsi les peintures de Papa Love ou le génie électrique de Faraday).
Il y a enfin une dernière marge, explorée par l'auteur, qui a à voir avec les choses de l'esprit. Treefrog, bien-sûr, souffre de tocs (tout doit aller par paires) et d'une certaine folie. Peut-être faut-il y avoir un héritage atavique, symbolisé par les prénoms qu'il porte, celui de ses père et grand-père : l'un a connu les travaux ingrats et la honte sociale du mariage mixte, l'autre a eu pour récompense d'avoir été soldat de la guerre de Corée le droit d'être abattu comme une bête, hors de toute justice humaine. Les folies des uns et des autres, les addictions dégradantes (dont sont victimes Louisa ou encore Angie, mère et compagne d'infortune de Nathan Clarence), les marottes (Vannucci et ses pigeons, Nathan et son tourne-disque, Treefrog et ses cartes mentales) sont autant de signaux psychologiques qui nous montrent que l'on n'est jamais loin de basculer. de plus, les personnages apparaissent souvent mélancoliques, s'agrippant aux beaux détails de leurs vies passées (la camaraderie des tunneliers, faire l'amour sur un lavabo, un pique-nique au bord d'un lac), conscients d'une perte irrémédiable. Treefrog, en tant que personnage, est le seul qui ait bel et bien basculé. Hanté par la mort de son grand-père et par l'absence de sa fille dont il est responsable (le comportement qu'il a eu avec elle a été jugé particulièrement marginal, voire pervers), il erre dans un monde à peine réel, et qui est pourtant le sien.
Pour évoquer ces personnages et leurs parcours, qui évoluent le plus souvent dans les endroits sombres et dans la nuit,
Colum McCann use d'une langue simple et directe, centrée sur l'action et moins sur les descriptions, parce que les personnages sont aux prises avec le réel, lequel n'est pas magnifié. Nulle description ébahie de New York et de son activité, point de soin à glorifier les lieux de vie misérables. L'utilisation du présent renforce l'immersion du lecteur dans ces vies parfois heureuses, souvent pénibles. Tout proche des personnages, le lecteur compatit aux amoureux qui ne peuvent se tenir la main en public, au vieillard honteux de baver sur sa chemise, au père perdu interrogée par sa propre fille sur son état mental. McCann ne porte pas de critique, il allume simplement la lumière. Voici les oubliés. Ils sont comme nous.