Dans cet ouvrage de divulgation à l'intention du « grand public »,
Tobie Nathan dénonce surtout le champ (le marché) des psychothérapies disponibles en France actuellement. Il le fait non sans polémique, ce qui a pour vocation de m'agacer et, souvent, de disqualifier l'argumentation. Celle-ci s'articule sur deux plans qui hélas s'entremêlent constamment : le premier, intéressant, consiste à montrer les points de similitude entre les théories et les pratiques thérapeutiques traditionnelles – qui font usage des « invisibles » : esprits, démons, divinités, sacrifices, sorcellerie, etc. – d'une part, et d'autre part les psychothérapies dites savantes, qu'il appelle aussi « laïques » (ce qui contribue à mon sens au grand micmac que revêt ce terme dans le débat français actuel...), et qui sont de dérivation psychanalytique. Ces similitudes, que j'avais déjà aperçues, à un tout autre niveau d'approfondissement, dans le très beau
le Sperme du diable, concernent l'initiation du thérapeute, certaines interprétations de l'étiologie, mais aussi, de façon moins évidente, plusieurs concepts-clés de la
psychanalyse, qui peuvent bien être considérés comme l'héritage sécularisé, dé-dogmatisé, à la fois de la religion juive et du christianisme – le plus intéressant, pour moi, étant la conception christique de la maladie (mentale) et de la guérison.
Mais malheureusement ceci constitue la moindre partie du livre, et souvent juste lisible en filigrane, ou par allusion. La plus grande partie semble avoir été mue d'abord par la réponse aux critiques que la pratique de l'ethnopsychiatrie de Nathan à l'hôpital Avicenne de Bobigny a reçues : l'auteur contre-attaque, comme pour en découdre avec l'ensemble de la profession, avec un réquisitoire tous azimuts qui comprend pêle-mêle les erreurs et peut-être falsifications de
Freud, les mauvaises pratiques actuelles au niveau de la formation des thérapeutes et des dispositifs de prise en charge, et enfin jusqu'aux « rendez-vous manqués » de la
psychanalyse avec l'autisme, l'homosexualité, le SIDA, etc. etc. etc. Les critiques perdent d'autant plus de mordant que l'on ne voit vraiment pas où l'auteur veut en venir : il s'en excuse dans les derniers mots de la conclusion, où il avoue que lui, un « passionné de la psychothérapie », dont l'intention affichée en introduction était d'encourager les personnes en difficulté dans leur approche (consciente et informée) de cette démarche, finit par « apparaître seulement comme un accusateur ». (p. 246). Cette attitude est d'autant moins acceptable que, dans d'autres ouvrages justement plus nuancés et plus profonds, l'on comprend bien que l'ethnopsychiatrie de Nathan est, avec tous les aménagements qu'il y a apporté, une psychothérapie d'abord occidentale, savante, freudienne, même si elle laisse opportunément la place, avec des publics allogènes, à la culture thérapeutique, religieuse, symbolique,etc. etc., des patients en question. La richesse de l'expérience, ainsi que je l'ai toujours comprise, consiste dans la complémentarité, dans le respect mutuel, dans la valeur ajoutée de l'identité de chacun, non dans le dénigrement (auto-dénigrement?) par des critiques outrancières et parfois ridicules du « camp » auquel par ailleurs, qu'on le veuille ou non, l'on appartient (cf. les pages satiriques sur la reconnaissance de l'école psychanalytique d'affiliation de l'analyste d'après son langage corporel...).
Dans toute cette confusion, je ne parviens pas non plus à comprendre la raison des deux longs chapitres intermédiaires, intitulés « Le traumatisme » et « Traumatisme et religion » signés par
Nathalie Zajde. Il s'agit de deux essais, au demeurant fort intéressants, dont on pourrait penser d'abord qu'ils constituent l'antithèse des lignes argumentatives principales du livre. le traumatisme gagne de l'importance dans l'étiologie (occidentale) des psychopathologies ; si
Freud s'est peut-être fourvoyé par rapport à son intuition initiale, Ferenczi apporte une contribution tout à fait déterminante, à laquelle
Nathalie Zajde ajoute la sienne propre, avec la lecture judaïque (et, à mon humble avis, proprement ethno-psychiatrique) du célèbre cas du « Petit Homme-Coq », sans négliger la référence à Nathan et à son hypothèse du traumatisme comme condition nécessaire à la « fabrication du thérapeute » : donc un vrai exposé où
psychanalyse et ethnopsychiatrie vont la main dans la main, en bonne intelligence – et en l'occurrence où l'on montre que l'on peut dépasser le fétichisme de la pensée de
Freud sans conspuer la
psychanalyse et l'ensemble de ses professionnels...
Mais voilà, là aussi Nathan revient dans le chapitre suivant, « Les maladies de la terreur », avec des propos pour le moins très obscurément en ligne, peut-être carrément contradictoires, avec ce qui a été dit par
Zajde sur le traumatisme. D'accord. Alors peut-être le traumatisme n'était-il pas un bon exemple, dans ce livre, et il n'eût pas fallu y consacrer les 80 pages précédentes... ? Ou alors les deux co-auteurs n'ont pas pu s'accorder, et cependant n'ont pas osé se confronter dialogiquement ?
Il n'est pas facile de faire simple sur des sujets complexes, j'en conviens. Il l'est encore moins lorsque l'on est mû par des sentiments coléreux contre ses confrères, et que l'on essaie de transposer le débat sur la place publique – peut-être était-ce là le seul sens à retenir du mot « démocratique » dans le titre – en prenant l'opinion profane pour témoin ou pour exutoire de sentiments délétères...