Voila un livre qui devrait avoir une place de choix dans toutes les listes du genre “petits bijoux" ou “courtes pepites". Parce que court mais intense. Developpant des situations du plus humain comique. Introduisant des dialogues du meilleur theatre, burlesque ou absurde, absurdement realistes et caricaturalement indulgents.
Il nous parle de vieillesse, des temps qui changent inexorablement, mais aussi d'un possible optimisme face a ces changements.
“Mortimer Hehir, le tisserand, avait rendu l'ame, et ils etaient venus a Cloon na Morav, le Champ des Morts, pour retrouver sa tombe. Meehaul Linskey, le cloutier, fut le premier a passer l'echalier. La surexcitation se lisait sur son visage. Long et voute, il avançait en trainant les pieds. Derriere lui venait Cahir Bowes, le casseur de pierres, plie en deux depuis le bassin au point que son echine etait horizontale comme celle d'un animal. de la main droite, il tenait une canne qui l'etayait a l'avant, de la gauche, il se cramponnait au dos de sa veste, juste au-dessus des reins. Il se retenait ainsi de basculer tete la premiere en marchant. Notre mere la Terre attirait a elle le front de Cahir Bowes par la force de son magnetisme, et Cahir Bowes refusait jusqu'au bout son baiser de mort”.
Deux vieillards qui sont peut-etre les seuls a savoir ou se trouve la parcelle exacte, “la tombe des tisserands", dans ce cimetiere ou on n'enterre plus que des nostalgiques des vieux clans. Deux petits vieux qui sentent que c'est leur derniere occasion de se rendre non seulement utiles mais indispensables et qui n'entendent pas la laisser passer. Ils vont l'etirer jusqu'a l'extreme, ils vont la jouir intensement. Ils vont multiplier les tours et les detours, chacun d'eux essayant d'imposer son avis a l'autre, appellant a la rescousse les souvenirs d'anciens ensevelis, s'invectivant, fulminant l'un contre l'autre, rompant des lances en ce qui semble un jeu et est plutot une derniere joute, en tous cas leur derniere devant public, devant une jeune veuve et deux fossoyeurs meduses. Et ca donne des dialogues d'anthologie, qui ne peuvent deboucher sur aucun commun accord et ne peuvent donc signaler un emplacement quelconque.
Les heures passent et la veuve decide d'aller consulter un troisieme vieillard, cloitre chez lui, qui, apres lui avoir assene les histoires passees de la moitie du village, s'epoumone: sous l'orme! La tombe des tisserands est sous l'orme!
Je vous laisse decouvrir s'il y a un orme dans ce cimetiere, si on arrivera en fin de compte a se mettre d'accord sur un emplacement, mais je devoilerai quand meme que le soir tombant, il y a des regards echanges entre la veuve et un des fossoyeurs. Il y aura de la vie apres LE mort.
Un petit livre a l'humour tres irlandais (surtout pas british!), refletant le passage du temps, la fin d'un monde ou deambulaient des cloutiers, des tonneliers, des tisserands, des casseurs de pierre, la fin d'une societe pour laquelle etre enterre a Cloon na Morav etait non seulement une tradition mais aussi un honneur. Mais Cloon na Morav est sature et les plus jeunes generations ont deja un nouveau cimetiere, metaphore du progres des temps. Et ce n'est pas la peine de se faire de la bile quant a l'avenir: les jeunes veuves, celles qui ont ete “quatrieme femme" de vieillards, peuvent, sur la tombe meme du defunt, rever a l'amour. Il y aura, pour sur, un nouvel amour.
Et peut-etre ce livre n'est que le developpement d'une phrase, d'une tirade criee, hurlee a sa fille par le troisieme vieillard: “Qu'elle soit d'accord ou pas, reprit Malachi Roohan, Mortimer Hehir etait pourtant un reve. Et son metier, ses navettes, son cadre et sa bobine, ainsi que les fils qu'il mettait sur les peignes. Tout ça c'etait du reve. Et tout ce qu'il a jamais tisse sur son metier, c'etait aussi du reve. le vieillard fit claquer ses levres, les gencives durcies firent un bruit sec. Sa fille le regardait, la tete un peu penchee sur le cote. — Et ce n'est pas tout, ajouta le tonnelier ; toutes les femmes dont il s'est amourache, toutes celles qu'il a epousees, c'etaient des reves. Voila ce que je te dis, Nan, voila ce que je te dis au sujet du tisserand. Sa vie etait un reve et sa mort est un reve. Et le monde entier est un reve. Tu m'entends, Nan, ce monde tout entier est un reve”.
Je ne sais si je suis tout a fait d'accord avec lui quant au monde entier, mais en tous cas ce livre, ce petit opus, oui, est certainement un reve. Plongez-y.
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En cinq chapitres magistralement emmenés, Seumas O'KELLY nous transporte dans une tradition gaélique surannée.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Meehault Linskey fut ulcéré au point que sa longue silhouette oblique s’éloigna parmi les tombes, puis s’arrêta soudain. Il avait décidé de faire quelque chose de terrible, plus terrible encore que de crocheter du pied la béquille d’un infirme, quelque chose d’aussi grave que voler l’eau bénite de la chambre d’un mourant. Il avait décidé de gâcher le dernier jour de plaisir que Cahir Bowes et lui-même pouvaient avoir ici-bas en révélant lâchement, avant l’heure, où se trouvait la tombe du tisserand !
Jeter un coup d’œil à Cloon na Morav en passant sur la route sinueuse, c’était recevoir l’impression d’un très ancien lieu de sépulture ; s’arrêter sur cette route pour regarder Cloon na Morav, c’était prendre conscience de son site paisible, des vents qui chantent pour les morts en descendant des collines ; s’approcher du mur et regarder les monticules à l’intérieur, c’était appeler des citations de l’Elégie de Gray ; faire le signe de croix, se pencher par-dessus le mur, observer l’arrière-plan sombre, couvert de lichen, du mur opposé et remarquer les choses qui paraissent errer ça et là sur le sol comme des serpents jaunes dans l’herbe, c’était évoquer Hamlet en train de philosopher près de la tombe d’Ophélie ou d’établir l’identité de Yorick ; franchir l’échalier pour avancer d’un pas trébuchant à l’intérieur, c’était oublier toutes ces choses et connaitre Cloon na Morav tel qu’en lui-même. Qui aurait pu dire l’âge de Cloon na Morav ? L’esprit ne pouvait que sombrer dans les abimes de la mythologie, barboter dans les radotages du paganisme moribond ou dans les balbutiements du christianisme.
Ces pensées, sous une forme ou sous une autre, occupaient sans le troubler l'esprit de la veuve tandis qu'elle passait, silhouette noire, à travers les rues sonores à force de quiétude, douloureuses dans leur manque de tout ce pour quoi elles ont été créées.
Elle commençait à comprendre pourquoi les gens sont si friands de veillées funèbres, et de l’intimité indiscrète des maisons mortuaires. Ils y écoutent et se rappellent, ils croient ce qu’ils entendent. Cela leur est plus précieux que ce qu’ils ont jamais appris en classe, à l’église ou au théâtre. Ce n’est pas vraiment qu’ils s’amusent aux veillées, mais plutôt qu’ils y ont l’occasion de faire la revue solennelle de tous les fantômes de famille. On y entend toutes les histoires des clans, avec leurs traditions, leurs stupéfiantes annales, assaisonnées de détails flatteurs ou de petites perfidies. Une femme qui relate un souvenir à la compagnie, assise sur sa chaise à côté du corps, est investie d’une autorité plus grande que l’évêque à son prêche.
La chambre était petite, basse, sans air, pauvrement éclairée par une fenêtre qui ne s'ouvrait plus. Il y flottait une odeur de vieillesse décrépite. La veuve crut presque se trouver mal. Elle avait l'impression que Dieu l'avait mise sur terre pour vivre au milieu des vieillards - des vieillards irascibles, acariâtres, égoïstes dont il fallait toujours s'occuper, et pour qui il fallait toujours se rappeler quelque chose, depuis les boutons à recoudre jusqu'aux tombes égarées.