Dès les premières lignes, le lecteur retrouve la plume de
Joyce Carol Oates, reconnaissable et incontournable pour connaître l'Amérique.
Particulièrement dans ce roman au sujet tellement délicat où elle adopte une distanciation brechtienne, laissant ses lecteurs seuls juges de la situation. Et elle maintient cette ligne jusqu'à la toute dernière page des 860. Elle ne nous impose pas sa vision mais on contraire elle ébranle la conscience de ses lecteurs.
Le 2/11/1999 Augustus Voorhees est assassiné par Luther Dunphy.
Gus est médecin et pratique des avortements dans un centre où les femmes l'attendent jour et nuit pour le supplier. Elles attendent planquées dans leur voiture que la horde de manifestants anti-avortement soit partie.
« Parce que tous les gens qui seront au courant parleront de moi avec mépris et dégoût. Parce qu'ils diront de moi que j'ai brisé le coeur de mes parents, que je suis une putain.
Parce que je suis trop vieille. J'ai eu des enfants, si j'en ai d'autres je crois que j'en mourrai. Je suis tellement fatigué.
Parce que j'ai essayé de le faire moi-même avec un pic à glace. Mais j'avais trop peur, je n'ai pas pu. »
La litanie des « parce que » est longue mais le dénominateur commun est la détresse de la femme.
Comme le disait
Simone Veil dans son discours « aucune femme ne recourt à l'avortement de gaieté de coeur. C'est toujours un drame et cela restera toujours un drame. »
C'est ainsi que Gus est devenu médecin avorteur, mais il pratique d'autres actes comme la chirurgie réparatrice après un accouchement qui s'est mal passé, traitement du cancer de l'utérus ...
Luther Dunphy est charpentier et père de quatre enfants. Il est travailleur, bien considéré un homme qui jusqu'à ce jour n'a pas fait de vagues.
C'est Luther qui raconte, ce procédé permet à l'auteur de ne pas faire un face à face manichéen, de ne pas faire dans l'analyse simpliste.
Luther se croit investi de cette mission, mais ce n'est pas un illuminé.
Il fait partie d'une église qui encourage ses actions. Son éducation ne lui permet pas de se faire une véritable opinion, étayée par d'autres chapelles loin de ses références familiales.
La Middle-Class a disparu, il y a la classe supérieure qui contrôle tout : médias, politique. Et surtout elle est invisible donc plus puissante encore.
Et il y a les autres, la majorité silencieuse jusqu'au clash. le danger rôde car il est hors de contrôle et suivi de mouvements de foule.
Le lecteur va entrer dans ces deux familles, des failles y étaient annonciatrices de ce chaos qui va faire les faire exploser.
La subtilité pour ne pas dire le génie de
Joyce Carol Oates est de nous montrer l'héritage de ces deux pères sur leur fille respective.
Les mères, épouses, chacune à leur façon pérennise l'image de leur époux, mais lâche la barre dans l'accompagnement des enfants, qui se retrouvent seuls face aux actes de leur géniteur.
Naomi Voorhees et Dawn Dunphy ont 12 ans lors des évènements.
Il faut faire face aux journaux, déménager, s'adapter à une autre vie. Elles n'ont pas les mêmes armes, mais de parallèles leurs vies vont se télescoper.
Le premier procès va avoir un jury incapable de se prononcer. Il y en aura d'autres jusqu'à la condamnation à mort. Mais cela veut dire de longs mois à ressasser, à encaisser.
Comment devenir une jeune femme dans de telles conditions ?
La famille de Gus Woorhees a dû déménager de nombreuses fois.
« Ce Centre ! Il engloutit la vie de votre père. Ce sera un soulagement quand nous pourrons partir. C'est "provisoire" …pas " permanent " ».
Lorsque Naomi décidera de faire des archives de la vie de son père, elle sera harcelée. Elle assistera à la liesse qui suit la mort de son père et au mouvement d'aide et de défense en faveur de l'homme qui l'a assassiné.
Le lecteur assiste aux procès comme s'il était dans la salle.
Les dialogues sont d'une grande justesse.
La force de ce roman est de faire que les protagonistes du départ deviennent des rôles secondaires.
Les rôles principaux sont tenus par Naomi et ses archives et Dawn et ses poings sur un ring.
Si le
Washington Post clame que c'est le livre le plus important de l'auteur, une chose est certaine c'est qu'il est la quintessence de ce qui fait l'originalité, le moteur de cet écrivain.
Le choix du sujet : l'avortement n'est pas innocent, c'est le Sujet qui cristallise toutes les dissensions. Celui qui montre le mieux les fractures sociales. C'est un sujet phare et pas seulement aux Etats-Unis.
Cet évènement collectif est aussi individuel.
Joyce Carol Oates croit au pouvoir de la fiction pour faire reculer les mouvements : anti-avortement, anti-intellectuel, anti-laïc, anti-humaniste, etc.
Qu'en sera-t-il de la loyauté des filles à leurs pères ?
« C'était une ironie amère : son désir d'honorer son père était inséparable d'une fixation sur son assassin qui l'emplissait de désespoir, de rage, de honte…
Elle ne voulait pas se soucier de Luther Dunphy…de sa vie ou de sa mort. Elle ne voulait pas brûler de haine pour cet homme ni pour les nombreux partisans du droit à la vie (des centaines ? des milliers ?) qui avaient applaudi à " l'assassinat". »
Ce que découvre ces deux jeunes femmes c'est qu'il n'y a pas un modèle unique de femme. Pas de standard, en regardant leur entourage avec plus d'acuité elles découvrent qu'il s'agit d'une construction et que sur la route il peut y avoir des aléas pour soi-même comme pour autrui.
C'est un livre très important qui veut croire que si la jeunesse allait aux urnes, elle pourrait changer la donne des élections du 03 novembre 2020…
Souhaitons-le avec l'auteur et pas seulement pour les Etats-Unis.
Un livre qui touche l'âme, dessille les yeux du monde, trop longtemps aveugle.
C'est le plus beau rôle de la littérature me semble-t-il.
©Chantal Lafon-Litteratum Amor 23 juin 2020.