Me voici après avoir parcouru hâtivement quelques critiques du Zarathoustra de
Nietzsche... interloqué mais pas intercepté, cependant, par plusieurs d'entre elles, au point de me forcer à descendre à leurs côtés mon modeste séant pour louer le saint-siège des éternels poncifs.
M'asseoir sur les "idées recues" je crois pouvoir le faire pourtant, en aidant les préjugés et peut-être les procureurs à oublier ce qu'ils ont entendu dire de l'oeuvre de
Nietzsche et de se tourner vers elle seulement quand l'Élan de la Pensée devient ( on ne sait quand ni pourquoi) irrépressible.
Commencer à parler de son "arrière-train" déjà, pour expliquer que l'on ne comprend rien aux "besoins" de
Nietzsche -qu'on croit identifier ainsi dans des lieux d'aisance où empesterait une Philosophie poétique- est d'abord ETONNANT. Ou détonnant ?...
Pourquoi, en effet, avoir été attiré par cette "mauvaise odeur" ? Par quelle sorte de masochisme peut-on avoir envie d'en saisir le parfum ? Si ce n'est la forme dans son éclaboussante dureté ou une mollesse imaginée... pour mieux y planter sa plume, si ce n'est ses ailes et son zèle.
Il est, en effet, parmi le défilé de critiques du Zarathoustra de
Nietzsche, une "perle" de non-culture ou un jet de bouillon de culture qui allie étrangement, le miroitement impoli d'un génie adolescent à la fécale période du tout petit enfant (!)
...
Mais PASSONS ! Cela ne me donne guère envie de m'attarder à commenter un commentaire... mais plutôt d'essayer de porter à Zarathoustra et à son auteur un regard de... grave consolation.
En citant par exemple
Henri Thomas auteur de la préface du Zarathoustra, édité en 1968 en livre de poche classique.
(Il fut mon seul livre emporté, si ce n'est tenu contre moi et bercé quand j'avais déjà le désir du désert, sous la forme d'une montagne ou l'oasis d'une île.
L'adolescent que je fus alors, aimant plus écrire des poèmes que lire et ne s'infligeant aucune lecture nauséabonde quand une seule page d'un ouvrage lui semblait mal torchée, avait été touché-frappé par les lignes qui suivent : celles d'
Henri Thomas. Tandis que celles de
Nietzsche seront entre guillemets.
Préface ( extraits ) :
Nietzsche, à la veille d'écrire ce livre, pouvait apparaître à la plupart de ses distraits amis comme l'exemple même du malheur où devait tomber en cette fin du dix-neuvième siècle, un esprit tout entier voué à la recherche à tout prix du vrai, et d'abord à la critique de toutes les valeurs. Car il a désormais la vision de ce qu'il nommera le "nihilisme européen" comme l'état où s'achemine inéluctablement la pensée postchrétienne.
La formule tant de fois citée "Dieu est mort" ( et que
Nietzsche n'emploie jamais sans quelque nuance de bouffonnerie) est l'expression de ce nihilisme.
(...)
L'homme de la
décadence, le "dernier homme" dont il trace impitoyablement l'image, c'est aussi bien lui-même que
Baudelaire ou que le Wagner de "Tristan".
Mais un Wagner est baigné d'illusions et d'innombrables admirations.
Nietzsche, lui, est seul, comme aucun autre philosophe ne l'a été dans son siècle. Il n'est plus rien, cherchant le soleil pour son corps affaibli, que "
le voyageur et son ombre" et leur dialogue murmuré, rêvé peut-être tout proche du silence.
Or voici qu'il écrit, en cet hiver 1882 : "Je suis cet homme prédestiné qui détermine les valeurs pour des millénaires"
Il a rencontré Zarathoustra, il est Zarathoustra.
Encore une fois, la critique des "sources", des "influences" ne saurait rendre compte de l'inspiration qui lui fera écrire chaque partie du livre en dix jours, quelques fois moins.
" Tu ne saurais, ecrit-il à sa soeur, te faire une idée trop grande de la véhémence de telles naissances..." Et dans "Ecce Homo", il parlera de cet "abîme de félicité où l'extrême souffrance et l'horreur n'apparaissent pas comme l'antipode mais comme une condition, une prémice, une couleur nécessaire au fond d'une telle abondance de lumière"
(...)
Mais Zarathoustra ne sera pas le "développement" du schéma tracé par
Nietzsche dans un moment d'illumination. C'en est aussi bien la mise en question que l'affirmation multipliée, et c'est encore autre chose : un chant, la parole prophétique, l'au-delà du nihilisme, c'est-à-dire la vie "nouvelle" au sens le plus fort :
(...)
"Je veux nous modeler et nous métamorphoser vous et moi, sinon, comment resisterai-je ?"
La façon dont l'imagination vulgaire s'est emparée de l'idée du "surhomme" ( au point d'en faire un monstre de science-fiction) a grandement faussé l'image de
Nietzsche auprès de beaucoup de lecteurs trop pressés.
Le mot de Claudel : " un surhomme, c'est-à-dire un pauvre diable" montre assez bien quelle caricature font de
Nietzsche ceux qui pour simplifier identifient ces deux extrêmes : le philosophe
Nietzsche "pauvre diable" en effet, à demi aveugle, trébuchant sur des sentiers déserts, problème pour les medecins- et le "surhomme" qu'il appelle au fond de l'avenir, dont il annonce la venue " nécessaire" dans un chant où passe l'éternel besoin de la perfection, " la détresse des âmes les plus libres... Ce mal du pays sans pays..."
(...)
Ainsi s'explique que Zarathoustra puisse être à la fois hymne au "grand Midi" de la connaissance, plénitude et amour - et chant nocturne, plainte, appel égarement.
(...)
Après les guerres que
Nietzsche avait assez clairement prévues, après les faux disciples -les politiques- qu'il avait marqués d'avance de son mépris, le moment est propice pour écouter, pour découvrir la vraie parole, ailée, heurtée, blessée et reprenant toujours elan, sage et illuminée de contradictions, de Zarathoustra en qui
Nietzsche se perd afin que soit ouvert :
"l'abîme de l'avenir, quelque chose d'effrayant dans sa simplicité" ( lettre)
Il dit aussi et il est bon que ces paroles soient citées au seuil ( de la lecture) du livre :
"Etrange ! À tout instant, je suis dominé par la pensée que mon histoire n'est pas seulement une aventure personnelle, que j'agis pour beaucoup d'hommes, en vivant ainsi, en me développant et en m'analysant; il me semble que je forme une pluralité, et que je m'adresse à elle en paroles d'une intimité grave et consolante "
(Texte tiré de la préface d'
Henri Thomas dans le Zarathoustra publié en 1968 par le livre de poche. Edition complète avec traduction de
Maurice Betz)