L'usine

Ce livre, c'est d'abord l'histoire d'une rencontre improbable dans un Salon du Livre de province. Jean Pallu, lui, ce n'est personne.

Et pourtant, Emmanuel Bluteau, dans sa très belle préface, souligne que cet auteur "singulièrement désincarné", ce "Pallu inconnu", totalise six ouvrages à son actif.

L'Usine, paru en 1931, n'est pas un roman. C'est, pour paraphraser Michel Ragon, une "suite de nouvelles, reliées par une même atmosphère, une même idée et obsession : l'usine".

Pour moi, ces courts récits forment un kaléidoscope contrasté, une intrusion du passé dans le présent et la photographie instantanée d'un milieu dont on a perdu le souvenir ; les mots aussi. On surgit dans chaque histoire depuis le trou de la serrure : on perçoit des moments d'intimité, du quotidien, sans forcément avoir les codes pour les comprendre.

Comprendre oui... Et quel défi ! La plume de Pallu fait resurgir un monde disparu, quasi fictif ; pas assez vieux ou même glorieux pour appartenir à L Histoire. Il donne à voir la figure de l'ouvrier dans la lumière la plus crue, sans emphase et sans exercice de style. Cet ouvrier... Ces voix... Que d'échos aux vagues anecdotes de mon grand-père, travailleur à la chaîne dans une usine automobile.

Forcément, ces 13 nouvelles s'avèrent parfois arides à la lecture. le scepticisme a souvent guidé mes pensées, jusqu'à "Coup de Tête", où, au regard de la biographie de l'auteur, j'ai cru apercevoir, enfin, sous la voix de l'autre, la flamme profonde qui guide le recueil :

"Tu n'es sur terre que pour gagner cinquante francs par jour et bien nourrir ton corps. Et ton âme, qu'en fais-tu ? Par moments, vois-tu, cette idée m'effraye, je me dis que Taylor, on aurait dû l'étouffer avant qu'il bave son venin, le faire mourir à petit feu, lentement, cruellement, pour tout ce que sa méthode contient d'inhumain, de dégradant. [...] Toi, dans le fond, tu n'es pas à plaindre. L'atelier du père t'attend. Il durera bien autant que toi. Encore trois ans, quatre ans à rester ici. Quand tu retourneras à Annonay, tu n'auras pas été "sonné" au point de ne jamais récupérer. Mais les autres, ceux qui travaillent à tes côtes sans espoir d'évasion, les condamnés à mort ? Que je les plains ! Des brutes sans autre horizon que la paye du samedi, la soupe du soir, l'amour à la va-vite du samedi soir et la partie de cartes du dimanche. Ce n'est pas leur faute. La misère des parents les jette dans la gueule du monstre à quatorze ans, sans idéal, sans culture, sans exemple autour d'eux, plus désarmés qu'un enfant nu. Moi-même... Sais-tu que, par moments, je redoute de sombrer ?"

Mais quelle actualité ! Si l'Usine n'est plus, notre époque continue de "dévorer les hommes et de les aliéner". "Vingt-quatre heures d'une vie", qui clôt symboliquement l'ouvrage, illustre bien le constat fait dans la postface : "il existe donc toujours une tension entre la violence du rythme imposée par le monde du travail et la manière dont les ouvriers et les employés se dérobent à cette contrainte pour reprendre leur temps".

Reprenez-donc votre temps en main, l'espace de quelques pages. Replongez-vous dans les écrits de Jean Pallu, véritables percées dans l'oubli...