En 2016, la décision de la mairie de Paris et de l'État de construire un centre d'hébergement pour sans-abris et réfugiés dans le XVIe arrondissement de la capitale provoqua des pétitions très suivies, une bataille judiciaire et enfin l'incendie des bâtiments. Cet acte de violence urbaine qui, j'opine, à quelques kilomètres de là eût été qualifié d'« émeute » voire de « séparatisme » caractéristiques des « zones de non-droit de la République » mais qui se solda ici par le gain de cause d'une population très unie, organisée et puissante, fut presque synchronique avec des manifestation analogues qui se déroulèrent dans certains quartiers huppés de São Paulo au Brésil (appelant à la destitution de la présidente
Dilma Rousseff du Parti des travailleurs pour ses « allocations familiales »), ainsi qu'à Delhi en Inde (contre les politiques de discrimination positive et la majorité des enseignants et des étudiants de l'Université Nehru accusés d'antinationalisme et de gauchisme).
Ces circonstances ont appelé les quatre auteurs à mener une enquête quantitative de dimensions assez extraordinaires – 240 entretiens dans les trois métropoles sur trois continents – portant sur les représentations que les habitants de certains quartiers très privilégiés de ces villes nourrissent à l'égard des classes défavorisées. Il s'agit donc d'un travail relevant de la sociologie urbaine, puisque le fond commun des revendications de ces contestataires résidait dans la volonté de ségrégation, de discrimination, d'exclusion des plus démunis, en somme de la protection d'une « frontière » (
Georg Simmel) aussi bien sociologique que spatiale. La thèse de cet essai [cf. cit. n° 1], est que la justification de cette configuration résidentielle ne tient pas uniquement aux avantages de l'entre-soi – portant bien réels dans les trois contextes géographiques – mais bien plus à une certaine représentation d'ordre moral (voire biologique) des pauvres qui, en dépit de l'évidence de la grande diversité de leur caractérisation d'une société et d'un espace à l'autre, s'avère être singulièrement similaire. Cette similarité se décline dans la supposée nécessité de « se protéger des pauvres » (chap. 3) et dans les stratégies en vue de « justifier la pauvreté » (chap. 4). Ces dernières à leur tour comportent dans les trois cas un mélange – différemment dosé – d'éléments similaires : racismes et « naturalisation de la pauvreté » d'une part, justification des privilèges par les « idéologies du mérite » et les « répertoires néolibéraux » d'autre part. Les effets de cette construction idéologique consistent en des discriminations que les sociologues théorisent sous forme d'un triptyque (chap. 5) : frontière morale, répulsion physique et neutralisation de la compassion (qui pourtant subsiste, à différents degrés, ne serait-ce que sous forme d'obligation du maintien de la paix sociale par une certaine forme de solidarité).
Dans cet essai, la proportion entre la théorisation et les verbatim des entretiens est idéale. Parfois, cependant, j'ai eu le sentiment d'une disproportion entre les moyens déployés pour la démonstration et les contenus de ces représentations des pauvres, somme toute assez stéréotypés, frustes et incohérentes ; mais ce sentiment a été tempéré par la stupéfaction devant l'adaptation de cette représentation dans des contextes urbains, culturels, géographiques si variés. Je crois donc que j'ai privilégié les analogies aux singularités – que le chap. 6, davantage que les autres, tente de théoriser. Cette approche comparatiste et quantitative, grâce précisément à cette démarche, par son envergure, et malgré ses spécificités (représentations, urbanisme, problème de généralisation), s'insère de façon très opportune dans une étude de la sociologie de la pauvreté.
Table [avec réf. aux cit.]
Introduction [n° 1]:
- La production de l'ordre moral
- le caractère indésirable des pauvres
- Justifier l'infériorité des pauvres
1. Enquêter dans les beaux quartiers à Paris, São Paulo et Delhi :
- le choix des métropoles
- le choix des quartiers
- le jeu des échelles d'analyse
2. Produire l'ordre moral :
- Repli et régulation des interactions urbaines
- le sentiment d'adéquation socio-spatiale [n° 2]
- Entre-soi de classe et stratégies de reproduction sociale
- Intégration ou refus de certaines catégories populaires dans l'ordre moral local
3. Se protéger des pauvres :
- Désordre, souillure et contamination [n° 3]
- de l'obsession sécuritaire aux discriminations [n° 4]
4. Justifier la pauvreté [n° 5] :
- Racismes et naturalisation de la pauvreté
- Idéologies du mérite et répertoires néolibéraux de la justification des privilèges
5. le triptyque de la discrimination :
- La construction d'une frontière morale [n°6]
- Un processus de répulsion
- La justification des inégalités et la neutralisation de la compassion [n° 7]
6. Refoulement de la solidarité ou solidarité à distance ? :
- Les déterminants de la solidarité [n° 8]
- L'empreinte d'un régime d'attachement [n° 9]
Conclusion
Annexe méthodologique : le déroulement de l'enquête
Liste des interviewés
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