Imaginez découvrir au bout de dix-huit ans de lectures que votre auteure préférée a écrit un livre qui semble avoir été conçu spécialement pour vous…
Il est des ouvrages dont la lecture se mérite, La Princesse des ténèbres est de ceux-là. Je crois que cela devait faire près de dix ans que j'en cherchais un exemplaire, quand enfin je suis parvenue à en acquérir un l'été dernier. C'était devenu mon Saint-Graal de (modeste) collectionneuse de livres de la fin du XIXe. Suite à son achat, il est resté quelques mois sagement rangé sur une étagère, le temps pour moi d'accepter de prendre le risque d'en être déçue, ce que je n'ai finalement pas été, bien au contraire.
Rachilde est une auteure que je n'en finis pas de découvrir. Une lecture après l'autre, de nouvelles facettes de son talent se révèlent. J'ai été surprise il y a quelques années, en me plongeant dans ses recueils
le Démon de l'absurde et
L'Imitation de la mort, d'apprendre que celle que j'avais trop longtemps cantonnée à la seule étiquette de décadente peintre des perversions avait écrit des textes fantastiques et même un texte de science-fiction. La Princesse des ténèbres me la révèle soudain symboliste.
Le roman a été publié en 1896 sous le pseudonyme de Jean de Chilra, trois ans avant son chef-d'oeuvre,
La Tour d'amour. Stylistiquement,
Rachilde est alors en possession de sa plus belle plume, de la plus affûtée aussi, car l'oeuvre – c'est une des marques de fabrique de l'auteure – est profondément cruelle. C'est aussi le roman le plus radicalement bizarre d'une bibliographie (la part à laquelle j'ai eu accès pour le moment du moins) constituée principalement d'oeuvres étranges dont le contenu, s'il dérangeait les contemporains de
Rachilde, ne manque pas d'affecter de même le lecteur d'aujourd'hui.
La protagoniste, Madeleine, présentée comme une hystérique, n'a que son imagination, ses rêves pour échapper à l'odieuse médiocrité de son existence dans un village reculé de province. La jeune femme, privée de dot et donc d'avenir, se rêve, pour tout échappatoire, un amant ténébreux, Hunter, accompagné d'un grand chien noir, un danois muet nommé Silence. Si cet homme la terrifie au premier abord, et apparaît dans le texte comme l'actualisation de son cauchemar de fillette, le terrible loup à trois pattes, rapidement elle lui offre et son amour, et son âme. Car cet homme est sans ambiguïté évoqué comme le diable, ce que confirme l'auteure dans la dédicace apposée sur mon exemplaire du roman : « Satan est l'hôte secret du coeur de la femme ». C'est par son entremise que Madeleine, en se laissant aller au mal, acquiert et affirme son pouvoir dans le texte, et la fascination qu'elle exerce sur celui qui deviendra son époux, est dû d'abord à sa qualité de princesse des ténèbres.
Les rêves, éveillés ou non – la frontière dans le texte est volontairement ténue –, qui ponctuent le récit ont des accents surréalistes surprenants. On y décèle d'abord des mouvements, des enchaînements d'actions que seule la logique du rêve peut permettre. Puis, à mesure que Madeleine leur donne vie, ces passages oniriques, où l'imaginaire des contes est largement invoqué, se fondent plus subtilement à la réalité vécue par le personnage, au point de l'altérer, car entre le réel et le rêve, Madeleine, la folle, comme on la nomme parfois, a choisi ce dernier, quitte à en payer le prix.
Le personnage de la tante Julia, spirite grotesque autant que pathétique, apparaît dans le roman comme un double de Madeleine, et l'esprit inventé de toutes pièces qu'elle invoque pour faire tourner son guéridon, Ludovic (en italique dans le texte), comme celui d'Hunter. C'est par le biais de Ludovic que cette veuve sans le sou, contrainte de vivre sous le toit et de la charité de son frère, gagne une certaine autorité, c'est par lui, également, qu'elle connaîtra sa fin.
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