Le mouvement dada, le dadaïsme, a vu le jour au cours de la Première Guerre mondiale dans des cafés suisses en tant que révolte contre la culture officielle qui se prenait trop au sérieux, contre tout ce qui défigurait la vie et l'âme de l'homme. Pour se libérer de cette culture artificielle et hypocrite, les dadaïstes ont eu recours au jeu, à la dérision et à l'humour.
Ici, dans son roman «
le Plafond », Pavel Řezníček (1942-2018), écrivain et poète surréaliste tchèque, a aussi recours à ce type de jeu, à la dérision et à l'humour pour me semble-t-il s'évader de la réalité politique et sociale de la Tchécoslovaquie des années 70, qui étouffent la pensée et font réclamer les libertés.
Quand il écrit ce roman en 1978, sa dénonciation des réalités tourne vite à un poème burlesque où le quotidien glisse vers l'insolite et débouche sur un véritable délire !
Dans ce roman, tout à fait étrange, et assez inclassable, tous les personnages, un par un, vont être amenés dans des « marais pour aveugles », et vont y rester.
Havelka est « un cerveau ». Tout ce qu'il invente est toujours bon à quelque chose. Il a une idée en tête, faire des mares aux aveugles… Tous se demandent quelle est cette idée saugrenue !
C'est, explique-t-il pour qu'ils s'y enfoncent, pour qu'on les regarde « patauger, et se noyer gentiment dans la fange. Pour qu'on puisse les entendre hurler, et nous supplier de les tirer de là. »
« La langue officielle dans la vase sera-t-elle le braille ou l'espéranto ou bien seulement les soupirs et l'asphyxie ? ».
Le surréalisme de Pavel Řezníček est désabusé, macabre, sans illusions et sans avenir.
Ce que nous raconte ce roman, c'est l'Apocalypse.
En effet, tous les personnages du « Plafond » vont finir dans un petit marécage au milieu d'une cour et vont continuer leur vie sous
le plafond de boue comme des noyés.
« Dans cette cour, il ne se passera plus rien », telle est la dernière phrase du roman.
Mais quand on parle d'Apocalypse, on ne peut s'imaginer que l'on va assister à un véritable vaudeville, burlesque et à mourir de rire. Et pourtant, c'est le cas !
Les personnages de ce roman sont hauts en couleur, et les situations et les descriptions sont pleines d'un savoureux humour. C'est loufoque et déjanté à souhait !
Il y a entre autres un menuisier qui pompe comme les Shadoks, un sacristain assassin voleur de reliques, un papetier séducteur qui attire les femmes comme un aimant et doit trouver comment se protéger d'elles, un maître d'école qui ressemble plus à un fripier en faillite qu'à un pédagogue, et qui attend depuis 40 ans d'être enfin à la retraite en n'arrêtant pas de la calculer à l'avance, il y a deux comtesses lubriques qui puent la naphtaline et le cimetière et qui jouent aux voyeuses…
Vous l'aurez compris, tous ces personnages sont maniaques et « dérangés ». Chacun est largement détraqué à sa façon, et j'y ai vu au moins une explication à cela : chacun d'entre eux manque cruellement d'amitié et de reconnaissance.
Les deux vielles comtesses sont délirantes. Elles sont comme dans une léthargie catatonique. Dans leur dépression les caractéristiques catatoniques sont souvent associées à des symptômes psychotiques, et Řezníček pousse son surréalisme jusqu'à personnifier la catatonie elle-même !
Et que dire de ce papetier qui a des soucis avec sa fille Anna la mongolienne. En voilà une qui lui mettait le désespoir au coeur. Comment avait-elle pu devenir un phénomène pareil ? N'avait-il pas négligé quelque chose en l'engendrant ? Sa mère n'avait-elle pas regardé un Mongol alors qu'elle la portait encore sous son coeur ? Il pourrait essayer de faire un autre enfant avec une femme qui ne regarderait rien du tout. Oui, une aveugle dodue serait idéale pour engendrer un enfant bien portant.
En fait, le mieux serait de mettre la main sur une femme dodue et de lui crever les yeux, car on dit que les aveugles mangent comme quatre. Il n'allait pas gaver une aveugle, ce serait trop cher !
La galerie de portraits est désopilante. C'est baroque, fantastique, hautement surréaliste, fantaisiste, absurde, plébéien à la manière d'un
Bohumil Hrabal, ou d'un
Jaroslav Hasek, qui traînait d'un bistrot à l'autre, écoutant les histoires des ivrognes à partir desquelles il composa son immortel soldat Chveïk !
Le surréalisme de Řezníček, c'est un surréalisme anti-snob, anti-intellectuel, populaire. le mot peuple désigne pour lui une réalité qu'il connaît par coeur. Son surréalisme est un surréalisme de bistrot.
J'ai trouvé très étonnante cette euphorie qui ressort de ce livre né dans un pays qui ne vivait pas alors des jours de joie ! L'aventure surréaliste était achevée depuis une douzaine d'années en France, depuis la mort d'
André Breton, quand Řezníček a écrit ce roman. Mais cette aventure surréaliste a continué à Prague, interdite, clandestine… le surréalisme pragois est arrivé à une remarquable transvaluation des valeurs, de celles de l'avant-garde. Il a réfuté la naïveté de ses espoirs d'autrefois, son utopie marxisante. Il est devenu autre chose…
Le surréalisme de Řezníček, est anti-idéologique, c'est
« l'imagination au pouvoir » et on ne peut qu'être ébloui par le déchaînement de sa fantaisie !
Pavel Řezníček, bien entendu, ne pouvait être édité dans son pays en 1978. Nombre de ses livres ont d'abord été publiés en dehors de la Tchécoslovaquie, avant d'être imprimés dans son pays d'origine après la Révolution de Velours (hors de Tchécoslovaquie 1983, en Tchécoslovaquie 1991). C'est le cas de son roman « Strop » = «
le plafond ».
Řezníček, en plus de sa carrière d'écrivain, a également été traducteur du français. Rien d'étonnant donc à ce que l'on trouve nombre de mots et d'expressions en français dans le texte. Il a notamment traduit des oeuvres de
Benjamin Péret (1899-1959), le poète français, dadaïste parisien et membre fondateur et central du mouvement surréaliste français.
Řezníček a librement refusé une fausse carrière intellectuelle, et a voulu rester ouvrier du bâtiment !
« Ils ont créé un nouveau monde et maintenant ils vont l'abandonner, le laisser à ses propres soucis, le laisser se lasser de ses propres mesquineries, de ses conflits entre voyants emplumés et aveugles sans plumes.
Scheiss drauf ! (Rien à foutre !) ».
A noter en début de ce livre, une intéressante préface écrite par
Milan Kundera.