Entre
Rainer Maria Rilke et Anita Forrer sa jeune correspondante l'amitié singulière se nouera aussi par les livres et la lecture. Rainer s'inquiètera vite de ce que les siens troublent Anita (
Le Livre d'heures écrit entre 1899 et 1903
Les Cahiers de Malte Laurids Brigge en particulier son seul roman paru en 1910, il l'orientera vers ses auteurs favoris
J. P. Jacobsen ou S. Lagerlöf : « Ca ne doit pas toujours être moi, Anita, – je vois bien qu'il faudrait que je vous détourne de moi pour vous mener vers d'autres livres » (lettre du 28 janvier 1920). Plus tard lui enverra « le Livre du thé » (Okakura Kakuzo) et jusqu'à son exemplaire des « Fleurs du Mal », pour ses vingt ans, accompagné d'un poème-dédicace à son attention (12 avril 1921).
Le premier qu'elle avait lu de lui était la monographie de Rodin ; elle achetait tous ses livres et les faisait relier en demi-cuir precise une note de bas-de-page (p. 19). Anita Forrer a dix-neuf ans,
Rilke a une fille du même âge, il est au beau milieu de la quarantaine avec une notoriété bien établie, quand elle assiste à une soirée de lecture donnée à
Saint-Gall par l'écrivain fin 1919. Elle lui écrit via son éditeur le 2 janvier 1920 : [...] « Comme il doit être beau de faire votre connaissance. C'est bien parce que cela est impossible que je peux vous l'écrire. » […] de Locarno en Tessin où on lui a transmis la lettre il se désole en réponse de n'avoir pu lui serrer la main, lui fera part dit-il de ses éventuels nouveaux travaux et lui confie encore :
« Les cinq bouleversantes années écoulées ont ouvert en moi d'abyssales interruptions ; une réflexion et une concentration laborieuses seront nécessaires afin de les surmonter et de poursuivre ces travaux intérieurs que j'avais – ah, et avec quelles espérances ! – entamés en 14. Je ressens encore dans toute ma nature la désespérance de la guerre […]
Ainsi commencent leurs échanges épistolaires inédits en France jusqu'à maintenant ; très réguliers au tout début et plus ou moins distendus par la suite, entrecoupés d'une tentative de rendez-vous manqué au printemps 1920, d'une rencontre décevante en 1923 et d'une autre, ultime et fortuite, en 1926 six mois avant la mort de
Rilke. La limpidité du style et la pensée de
Rilke d'un côté, la prose d'une très jeune fille en quête de « sa véracité » de l'autre ; elle lui envoie rapidement ses premiers essais poétiques. le jugement de
Rilke ne se fait pas attendre :
« En ce qui concerne vos petites tentatives, j'étais bien content d'avoir à leur côté quelques pages de votre lettre : vous vous y exprimez ô combien plus justement et singulièrement ! Vous feriez mieux de vous exercer à noter vos sentiments en prose. Je ne saurai vous mettre suffisamment en garde contre la tentation de la rime, qui viole et aliène imperceptiblement ce qu'on pensait lui confier, et qui, en vérité, se perd en cours de route quand on tente une transformation poétique sans la maîtriser pleinement. Il n'est pas sans danger pour notre propre véracité de se réfugier dans une forme qui nous dénature, nous gâte et nous rabaisse un peu, là où l'on voudrait reconnaître notre image la plus chère. En prose (c'est ce que vos deux lettres qui me sont chères et qui sont vraies, m'indiquent clairement), vous êtes capable d'esquisser précisément et pleinement vos sentiments. Vous seriez effrayée si je pouvais vous montrer à quel point les petits vers sont quant à eux vagues et insignifiants » (lettre du 16 janvier 1920).
De quoi échauder les ardeurs de la débutante. Rainer a endossé le rôle de Maître « par son versant le plus sévère », mais encourageant il écrira ensuite : « Cédez toujours avec zèle à la pulsion de mettre quelque chose sur le papier, mais faites-le en prose, avec pour seul désir d'être authentique. Et lisez de bon livres, bien éloignés du Malte. » (lettre du 19 janvier 1920)…
Hésitant « entre deux plumes » (
poésie et prose) elle se dit « libérée » d'avoir a choisir : « Comme vous écrivez bien ! Tellement attentif à ne pas blesser, comme le ferait un grand frère. - je vous en remercie ! ». Anita Forrer ne sera pas poétesse. Ce sont là des lettres à et d'une jeune fille en prose. Outre l'asymétrie de leurs positions respectives – l'écrivain est tout de même en surplomb face à la jeune fille qui se confie –, ces courriers révèlent vite des ressorts plus personnels et intimes de la psychologie d'Anita (que sa santé fragile rend vulnérable depuis l'enfance) et des aspirations profondes qu'elle tente souvent maladroitement de faire émerger, isolée dans un milieu familial encore régi par des conventions sociales strictes :
« Je me sens infiniment éloignée de tous les gens heureux, par un incommensurable malheur qu'on ne peut ni exprimer ni définir, il faut l'éprouver pour le comprendre. Pourtant, il n'y a sans doute rien de mal qui y est associé » (lettre du 20 novembre 1920).
« Et il y a ce poids qui pèse toujours sur moi, devoir rester à la maison et attendre un homme, en quelque sorte. » (18 mai 1822)
Son insuffisance supposée, sa crainte d'être une correspondante médiocre : « Je ne mérite pas que vous m'écriviez une seule lettre de plus et que vous perdiez votre temps pour moi » (25 janvier 1921), sa désespérante façon de se dénigrer ou d'affirmer ailleurs son ambition d'être une femme hors du commun, ses questionnements multiples contradictoires, ses avancées et reculades, exprimés maintes fois sont pointés par
Rilke, (a-t-il pu s'en lasser ?) :
« Ce qui m'est le plus douloureux, c'est votre façon de vous sentir tantôt à moitié supérieure, tantôt à moitié inférieure ; il semble par moments que vos emportements vous font presque dépasser votre coeur, puis vous vous immobilisez de nouveau devant lui comme au pied d'une montagne ; vous vous estimez armée de talents, pour aussitôt rabaisser cette faculté, à cause d'une petite épreuve aléatoire et en douter si profondément qu'elle ne semble pas même suffisante pour le plus ordinaire des jours ». (29 novembre 1920)
Figure d'autorité intellectuelle et confident
Rilke reçoit le poids des préjugés moraux et des conflits familiaux qui accablent Anita. Dans une lettre elle lui relate une amitié féminine de pension mal vue dans son milieu quand elle avait quinze ans ; plus tard dans une autre son amitié avec une femme divorcée. Très belle sera la longue réponse où
Rilke aborde sans détours la question de l'homosexualité pour la libérer d'une culpabilité inutile (p. 47 à 50) ; très forte son empathie « Si seulement j'avais pu vous soulager plus tôt de ce poids fantôme – je suis triste pour chacune de vos jeunes journées qui en a souffert » (p. 57). Ce qui ne l'empêche pas d'ironiser auprès de la grande amie de ses dernières années Nanny Wunderly-Wolkart qu'Anita rencontrera plus tard : « mercredi j'ai écrit des lettres, notamment sept pages à Anita, qui avait marché sur moi avec toute une artillerie de questions à gros calibre : « Croyez-vous en Dieu ? » ; « Croyez-vous qu'il y a une vie après la mort ? » (note de bas-de-pages, p. 69).
Reste pour
Rilke son travail d'écrivain, l'isolement qu'il requiert :
« […] mais désormais mon isolement (qu'exige mon travail) est de plus en plus strict, car le temps, ce temps calme et préservé dont je dispose ici, s'envole et je ne suis qu'au tout début de ce qui devrait être produit et, peut-être, accompli. le strict évitement de toute forme de rapport s'étend ainsi de plus en plus à mes échanges épistolaires […] » (10 mars 1921)
Jusqu'à son terme et alors que les silences s'allongent entre les lettres (les dernières d'Anita sont sans réponse), la lecture reste d'autant plus captivante qu'elle s'accompagne d'un appareil de notes (bas-de-pages) qui éclaire ou précise à chaque fois le contexte ou le contenu des missives. On s'attache à la personnalité contrastée d'Anita, à ses débuts compliqués dans la vie, à ses oscillations d'humeur, ses atermoiements ou à ses gestes attentionnés et chaleureux en direction de Rainer à Noël, on se plonge dans les années suisses de création de
Rilke (achèvement des Élégies de Duino et
Sonnets à Orphée ses dernières oeuvres), et souvent on envie Anita d'avoir échangé avec un tel correspondant ; mais en définitive c'est le côté inachevé de leur relation qui touche infiniment ici, inscrit dans le malentendu de leur rencontre ratée du 4 octobre 1923 (la lettre d'Anita datée du lendemain de cette entrevue est restée sans réponse) ou de leur tentative d'explication de 1926, confortant la beauté de l'élan initial qu'Anita s'était autorisé en direction du poète pour qu'il l'aide à affirmer ce que sa fragilité peinait à lui faire conquérir : sa propre « assise intérieure ».
Très beau.