Délire en prose libre, critique sociale, un peu difficile d'accès, mais du grand Rochefort
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Au monde
Debout, à l'aube, sur le toit terrasse,
adossée au mur de refend, légèrement en
retrait, sans bouger d'un fil, elle les
regarde ; non, elle est dedans.
Ils la frôlent, si proches qu'elle entend
le battement véhément de leurs ailes, le
sifflement de l'air coupé à la faux, elle
sent sur sa peau le vent de leur vol, fouet
de fraîcheur dans le ciel immobile.
Ils crient, trissent, stridents, emplissent
l'azur de leur faim. Ils piquent entre les
blocs, en jaillissent verticaux, virent, et
fondent encore et glissent au fond des
ruelles, et ascensionnent, freinent à queue
ouverte, et replongent et remontent et
s'élancent, piaillant, dis après la même
mouche, et se débandent et se rameutent
et lui passent à un cheveu du nez. Ici, elle
est à leur niveau : de près, ils sont
énormes. Elle est encerclée, cernée,
enveloppée mais ils s'en foutent, ne la
distingue pas du reste, elle est un mur
une cheminée une citerne d'eau, elle
pense :
Je n'existe pas. J'appartiens.
Je suis au monde !
p.205-206
Premier bilan
Tous les calculs ont été effectués. Voici
les conclusions :
L'humanité est une entreprise non ren-
table.
Le prix de revient au kilo de l'Espèce,
compté en m2/kw/dollars, comparé au
prix de revient d'un kilo de papillons (ou
de toute production témoin choisie
parmi les Espèces à déperdition naturelle
importante), dépasse le seuil tolérable.
Si durant le présent exercice ce coût
n'est ramené à 1 % de son taux actuel,
l'entreprise sera mise en liquidation, et
devra cesser ses activités.
p.194
Et quand nous eûmes bien fait et répété
les exercices, nous nous assîmes et nous
soupirâmes.
Bon et alors et maintenant qu'est-ce
qu'on fait ? Derrière, rien, devant, rien,
alors qu'est-ce qu'on fait.
On garde le cap, nous répondîmes,
ayant médité.
Mais pourquoi, alors ? S'il n'y a pas de
raison.
C'est dans notre nature dirent les scor-
pions.
On s'en fout on garde le cap.
p.58
Exercices. 1. Nous vaincrons
Quel est le mot le plus triste du monde ?
Le mot le plus triste du monde c'est :
« venceremos ».
Venceremos éternellement au futur
venceremos comme un sanglot lointain
comme un doux bêlement au fond de la
vallée,
venceremos,
venceremos, venceremos.
Là-bas où poussent les euphorbes,
venceremos.
Au passé, venceremos.
p.45
Le Repos du Guerrier Trailer