Il y a vice et vice. S’en tenir à la définition littérale ne m’intéresse pas. Dépassons-la, s’il te plaît. Il faut que tu me laisses le temps de t’en expliquer l’ombre, la doublure, le reflet plongeant, l’écho ; en somme vice doit s’inscrire ici simplement comme une couleur, une couleur métaphorique et sans qualité propre, comprends-tu, dont le sens réel et figuré se seraient usés à la longue. Vice n’est rien de plus que la nuance indéfinissable de tes yeux ; vice est bleu ; mais à la seconde où j’écris « bleu » le voilà gris, puis vert, puis transparent ; vice est un cours d’eau sans profondeur ; vice est un éclat de cristal ; vice est un ciel au début du printemps, toujours indécis dans notre pays natal ; après tout, non : vice est morbide, indifférent tel un miroir abandonné dans un caveau ; et voilà que de nouveau vice est bleu comme du lait, bleu comme peut être bleu un enfant en colère à qui l’on réclame un effort impossible : se débarrasser de soi-même.
Le jour tue la nuit, la nuit tue le jour, les années passent, nous sommes studieux et gais, nous nous cognons aux angles, nous nous battons comme des bêtes pour un crayon rouge, une gomme, un encrier qui se répand sur le napperon, nous nous injurions à voix basse, salaud cochonne brute je t’écraserai la tête à coups de talon, nous sommes heureux en silence, paisibles en silence et nous grandissons, tu nous quittes, nous maigrissons, tu reviens, nous devenons durs, méfiants, sournois, surtout à l’heure où tu nous rejoins le soir au retour de la ville, sous l’abat-jour qu’un incessant courant d’air fait osciller.
Civilisés, nous ne commettons pas la plus mince erreur en déplaçant nos pieds. Le sol, à notre insu, doit être marqué de repères, tu sais, pareils à ceux que l’on trace à la craie pour contraindre les acteurs à rester dans le champ de la caméra. Tout se passe comme si nous étions frappés d’amnésie, cela sert à diviser l’instant, à le désamorcer de sa charge explosive.
Tout va se passer, disons, comme si nous nous trouvions dans un théâtre fermé pour cause de répétitions. Théâtre sans public, sans machinerie, sans cour ni jardin, muet, obscur, où parfois tremble un rire venu de loin.
Je voudrais pleurer comme seuls en sont capables justement les enfants, pleurer « toutes les larmes de mon corps » dit-on, pleurer jusqu’à la moelle de l’os, jusqu’aux molécules du sac pensant, abruti, de mon corps.
Ah vous écrivez : émission du 02 septembre 1977
Trois écrivains au sommaire de ce magazine littéraire de
Bernard PIVOT:
Georges CONCHON pour "
Le sucre"
Dominique ROLIN pour "Dulle griet"
Alexandre ASTRUC pour "Le
serpent jaune"