Et je me souvenais de ce que m'avait raconté un jour Igor Markévitch qui, avant d'être le chef d'orchestre fameux qu'il est devenu, était un très bon compositeur, et vécut pendant la guerre avec les partisans italiens danke Nord. Markévitch avait entrepris alors d'écrire un hymne pour les partisans, et il le composait, mesure après mesure, en l'essayant sur son ami Sandro, un ouvrier toscan, et Sandro, qui ne savait pas la musique, écoutait, et il disait à Markévitch : "C'est cela...non, ça, ce n'espas comme ça. " Et Markévitch me disait qu'il avait appris énormément de choses avec Sandro, qui sentait la musique d'une façon merveilleusement directe, et que cet hymne, il aurait été juste que Sandro le signât aussi, qu'ils l'avaient écrit, le musicien et l'ouvrier, en collaboration, l'un apprenant à l'autre, l'autre apprenant à l'un. C'était cela que je ressentais, lisant Leopardi à Renata, qui ne savait ni lire ni écrire, mais qui dans d'autres domaines était plus savante, tellemplus que moi, et qui m'aidait à comprendre ce que j'avais cru comprendre, mais qui m'avait échappé jusque là, parce que j'étais beaucoup moins démuni qu'elle, moins dépouillé aussi, et bien davantage embarrassé, embrouillé au dedans de moi-même. Alors, je reprenais mon stylo, Renata son balai, et j'essayais d'écouter avec son oreille à elle le poème, et de le répéter en français pour d'autres Renata, des Renata d'ailleurs, qui ne parleraient pas sa langue, mais le sentiraient comme elle, parce qu'elles aussi depuis toujours étaient levées avant le jour, pareilles au berger du poème, Serge in sul primo albore...
Levé à l'aurore
Il s'en va aux champs,
poussant son troupeau.
Il voit des moutons,
de l'herbe et de l'eau
et puis, fatigué,
le soir se repose,
n'espérant jamais
connaître autre chose.
O l'une, dis moi
à quoi sert de vivre au berger errant,
dis-moi à quoi sert
mon passage ici
et le tien là-haut,
ton cours immortel?
La femme de ménage d'Antonello n'était pas là au moment de son départ. Nous fîmes seulement connaissance le premier matin de mon installation. Régata était une haute femme maigre et grise, avec de beaux yeux noirs vifs, une mèche toujours capricieuse qu'elle relevait en balayant, du revers de la main, et de grands pieds décidés et sauvages. Elle passa trois ou quatre jours à m'observer, me tâter du regard, puis décida abruptement de m'adopter. La confiance que me témoignaient les chats l'aida à se résoudre. Elle était comme eux, familière et sur la réserve, arrivant à son heure et sans bruit, précise et fière.
Un chiffon à la main, époussetant la table comme Antonello avait dû l'y accoutumer, sans rien toucher au désordre des livres et des papiers, soulevant juste ce qu'il fallait pour nettoyer, remettant tout où elle l'avait trouvé, vidant les cendriers, je la surprenais souvent en train de contempler les feuillets que je venais d'écrire, flagrant le livre ouvert comme un chat tourne autour d'un objet insolite - fascinée. Un matin, voulant la taquiner, comme elle examinait gravement la page inachevée :
- Et si c'était une lettre d'amour, Renata?
Elle se redressa, me regarda droit.
- Je ne sais pas lire, monsieur.
Je craignais de l'avoir blessée.
- Je plaisantais, Renata.
Mais sa blessure venait de bien plus loin que moi. Renata était assez fine pour avoir senti que ma malice était sans méchanceté. J'avais appuyé mon doigt sans le savoir là où elle avait mal.
- Quand mon défunt mari était en France, dit-elle, c'étaient mes enfants qui me lisaient sa lettre du dimanche.
Elle me raconta petit à petit sa vie.
Moi aussi, à l'école, il y a longtemps, j'ai vu la terre. La mienne, en ce temps-là, c'était une orange piquée sur un couteau. La lumière caressait tour à tour chaque point de la surface rouge de l'orange, son éclat était équitable, harmonieux. Mais je savais déjà que l'orange n'était qu'un e apparence mensongère, que le soleil n'avait pas l'impartialité de la lampe, et qu'il n'éclairait pas tous le habitants de notre planète avec la même indulgence, ni la même amitié. Il y avait sur la terre des gens heureux et d'autres disgraciés. Les uns vivaient dans la complicité dorée d'un soleil familières léger, les autres étaient soumis à une éternité de brûlures, ou à une interminable stagnation de brumes.
Le soleil fait cligner les yeux de l'eau, qui se la coule douce entre les prés déjà ébouriffés de vert. Ici, c'est le printemps. Mais les hommes ne sont pas tous citoyens de la même saison du ciel, ni des mêmes saisons du cœur. Comment expliquer mon printemps à moi à tous ceux-là qui sont de l'autre côté du soleil, de l'autre côté de la vie?
La première demeure des hommes, et la seule peut-être qui leur soit à tous commune, la durée, ne parvient même pas à être d'un seul tenant, d'un seul tissu pour tous. Je songé souvent, traversé de surprise et de mal-à-m'aise, à ces millions et millions d'habitants du temps qui n'habitent pas le même temps que moi.
CHAPITRES :
0:00 - Titre
M :
0:06 - MÉCHANCETÉ - Henry Becque
0:16 - MÉDECINE - Jean de Villemessant
0:28 - MÉDISANCE - Gabriel Hanotaux
0:39 - MÉNAGE - Claude Roy
0:51 - MODESTIE - Laurent de la Beaumelle
1:01 - MONDE - Comte de Oxenstiern
1:11 - MOQUERIE - Léon Brunschvicg
1:21 - MORT - Alphonse Rabbe
1:31 - MOT - Michel Balfour
N :
1:42 - NAISSANCE ET MORT - Alexandre Dumas
1:55 - NÉANT - Villiers de L'Isle-Adam
O :
2:07 - OISIVETÉ - Noctuel
2:21 - OPINION DES FEMMES - Suzanne Necker
2:41 - OPTIMISME - André Siegfried
P :
2:52 - PARAÎTRE - André Gide
3:02 - PARLER - Maurice Donnay
3:14 - PARLER SANS BUT - Oscar Comettant
3:26 - PAROLE - Pierre Dac
3:38 - PASSION - Comte de Saint-Simon
3:49 - PÈRE - Francis de Croisset
4:00 - PERFECTION DE LA FEMME - Alfred Daniel-Brunet
4:12 - PESSIMISME - Ernest Legouvé
4:24 - PEUPLE - Gustave le Bon
4:35 - PHILOSOPHIE - Georges Delaforest
4:49 - PLEURER - Malcolm de Chazal
4:57 - POSE - Jean Commerson
R :
5:16 - RAISON - Albert Samain
5:28 - RÉCEPTION - Fernand Vandérem
5:45 - RÉFLÉCHIR - Julien Benda
5:56 - Générique
RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE :
Jean Delacour, Tout l'esprit français, Paris, Albin Michel, 1974.
IMAGES D'ILLUSTRATION :
Henry Becque : https://libretheatre.fr/wp-content/uploads/2017/02/Becque_Atelier_Nadar_btv1b53123929d.jpg
Jean de Villemessant : https://www.abebooks.fr/photographies/Disdéri-Hippolyte-Villemessant-journaliste-patron-Figaro/30636144148/bd#&gid=1&pid=1
Gabriel Hanotaux : https://books.openedition.org/cths/1178
Claude Roy : https://www.gettyimages.ca/detail/news-photo/french-journalist-and-writer-claude-roy-in-1949-news-photo/121508521?language=fr
Laurent Angliviel de la Beaumelle : https://snl.no/Laurent_Angliviel_de_La_Beaumelle
Léon Brunschvicg : https://www.imec-archives.com/archives/collection/AU/FR_145875401_P117BRN
Alexandre Dumas : https://de.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Dumas_der_Ältere#/media/Datei:Nadar_-_Alexander_Dumas_père_(1802-1870)_-_Google_Art_Project_2.jpg
Villiers de L'Isle-Adam : https://lesmemorables.fr/wp-content/uploads/2020/01/2-Villiers-jeune.jpg
Noctuel : https://prixnathankatz.com/2018/12/08/2008-benjamin-subac-dit-noctuel/
Suzanne Necker : https://www.artcurial.com/en/lot-etienne-aubry-versailles-1745-1781-portrait-de-suzanne-necker-nee-curchod-1737-1794-huile-sur#popin-active
André Siegfried : https://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/02/09/31001-20160209ARTFIG00272-andre-siegfried-figure-tutelaire-de-la-geographie-electorale-contemporaine.php
André Gide : https://www.ledevoir.com/lire/361780/gide-et-le-moi-ferment-du-monde
Maurice Donnay : https://www.agefotostock.com/age/en/details-photo/portrait-of-charles-maurice-donnay-1859-1945-french-playwright-drawing-by-louis-remy-sabattier-from-l-illustration-no-3382-december-21-1907/DAE-BA056553
Oscar Comettant : https://fr.wikipedia.org/wiki/Oscar_Comettant#/media/Fichier:Oscar_Comettant-1900.jpg
Pierre Dac : https://www.humanite.fr/politique/pierre-dac/presidentielle-1965-pierre-dac-une-candidature-moelle-732525
Saint-Simon : https://www.britannica.com/biography/Henri-de-Saint-Simon
Francis Wiener de
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