«
La vie clandestine »,
Monica Sabolo (Gallimard, 310p)
Cherchant une idée de roman, et choisissant un sujet a priori facile et très extérieur à elle (l'histoire des principaux membres du groupe « Action Directe »),
Monica Sabolo tombe dans le même temps par hasard sur une vérité qui la concerne dans son intimité la plus forte. Elle va alterner tout au long du livre ces deux histoires si dissemblables. D'une part, (et c'est le coeur le plus étoffé de ces 300 pages) elle nous invite dans les coulisses de son travail d'enquête à propos d'A.D., nous détaillant ses méthodes, citant ses sources. Elle nomme les témoins qu'elle interviewe -militants, compagnons de route, policiers, et l'on a d'abord l'impression d'écouter
Fabrice Drouelle déroulant son émission « Affaire sensibles » sur France Inter, ou de voir la dernière de « Faites entrer l'accusé » à la télé (et après tout pourquoi pas). D'autre part, à mesure qu'elle nous présente les femmes et les hommes les plus engagés dans l'action violente et revendicative au nom d'une soif de justice, elle lève petit à petit un coin de voile dramatique sur sa propre vie, ne levant le suspense à ce propos qu'au milieu du roman (je ne veux pas ‘divulgâcher ( 😊 ), mais c'est assez vite transparent).
A propos d'A.D., la doctrine terroriste qui autorise le meurtre pour l'exemple est pour la narratrice « un chinois incompréhensible », qu'elle condamne sans ambiguïté. Mais elle comprend, pour une part du moins, son dégout de l'impitoyable machinerie sociale qui broie tous les humbles de cette société (ceux qui ne sont pas du côté du fric) et de la presse de caniveaux qui tire tout du côté du sensationnel pour vendre, quitte à tordre parfois les faits. Pourtant, si elle n'oublie pas, loin de là, de nous faire mesurer l'ampleur du drame des victimes et de leurs familles, (par exemple celle de Georges Besse, patron de Renault, dont l'assassinat et ses conséquences tiennent une part importante dans le récit), jamais elle ne se confronte directement à celles-ci. Elle décrit bien le piège dans lequel s'enferment ces militants radicaux, l'impasse de leur violence individuelle meurtrière et illégitime, en soulignant que « La clandestinité n'est pas l'expérience de la liberté, mais celle de l'entrave ».
Monica Sabolo se sent néanmoins dérangée, mal à l'aise au fil de ses découvertes. Car elle a beau condamner sans réserve les assassinats de ce groupe se revendiquant d'un communisme et d'un anarchisme dévoyés, elle n'est pas insensible à ce qui fait leur révolte, leur personnalité, leur engagement. En plus des portraits des activistes assassins eux-mêmes, elle s'attache à certains compagnons de route, en particulier une personne à laquelle elle se lie bien au-delà des nécessités d'écriture : Hellyette Besse, irréductible militante anarchiste de 90 ans, n'a jamais tué ni blessé personne, mais se tiendra dans un soutien indéfectible, sa vie durant, à leurs côtés, en les visitant, voire en les accueillant à leurs sorties de prison; Hellyette Besse, aux yeux de la narratrice la droiture et la fierté incarnées, qui dit « je crois en cette humanité meilleure, elle existe comme le soleil existe la nuit ».
Les portraits sont poignants, affutés. Et c'est aussi, par-delà les crimes insensés, une histoire d'amitié indissoluble, de confiance accordée et jamais trahie qui est une leçon pour
Monica Sabolo. Elle a su trouver le ton juste, en empathie, sans effacer la mémoire des victimes de ces assassinats. Elle admire presque malgré elle cette manière de se tenir droits, peut-être rigides, de résister, et résister encore, parfois et heureusement en changeant de moyens.
Mais son enquête la porte aux confins d'elle-même, au point que « M'apparait désormais cette dangereuse éventualité : celle de les comprendre, ou même, à certains égards, de leur ressembler ». Elle est prise par ses deux sujets qui s'entremêlent étrangement, « Je n'ai aucune volonté concernant ce texte, c'est lui qui décide apparemment. Il occupe le terrain, tel un despote, il est vivant et je suis sa créature. »
Avec lucidité sur sa démarche (« nos comptes rendus révèlent d'abord ce qui a lieu à l'intérieur de nous-mêmes. » écrit-elle), elle se regarde regarder les militants d'A.D. dans une sorte de mise en abime, et ce n'est pas pour moi le plus fort du récit, mais cette écriture en poupées russes s'impose sans doute par le lien qu'elle cherche à faire avec ce qu'elle découvre d'elle-même.
Le Petit Robert définit le roman comme « oeuvre d'imagination (…) qui fait vivre des personnages présentés comme réels (…) ». Donc a priori une fiction. Je ne suis pas totalement convaincu par l'assertion « souvent, la réalité dépasse la fiction », même si la réalité est parfois « incroyable », et même si la fiction (romanesque) se doit d'être habillée de crédibilité, si ce n'est d'une forte véracité, pour être lisible et trouver ses lecteurs. D'où mon étonnement ; il est écrit « Roman » sur la première de couverture, alors que tout est fait pour signaler un récit où se mêlent une enquête, partielle mais sérieuse, sur un fait historique, et une sorte de quête strictement autobiographique de
Monica Sabolo. Peut-être est-ce là d'ailleurs la seule part fictive de ce livre, l'argument de l'auteure en train de se regarder écrire, les méandres de ses deux enquêtes qui se croisent à l'étonnement de la rédactrice ? Une articulation qui m'a laissé un peu perplexe, comme si elle était peu aboutie, chaque thématique se valant en elle-même comme un récit à part entière. Mais si la dimension intime et dramatique de son récit touchera aisément tout le monde ou presque, je me demande quel accueil peuvent faire celles et ceux qui ne se sont jamais engagés collectivement et des années durant dans une cause qu'ils revendiquent (indépendamment des modes d'action).
En ce qui me concerne, malgré des premières pages pas très emballantes, je l'ai lu avec beaucoup d'émotion, d'autant que c'est une fort belle plume qui nous le propose.